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Le milliardaire franco-israélien à la tête du géant des télécoms Altice vient de s'accaparer 65% des parts d'Intelcia, numéro 2 des centres d'appels du royaume. Une acquisition emblématique et stratégique pour ce natif de Casablanca.
Il est de ceux qui détonnent par leur capacité à se faire discrets malgré la pression de la réussite. Neuvième fortune de France en 2016, Patrick Drahi, spécialiste du câble, a toujours eu comme motto "Pour vivre heureux, vivons cachés". "Le moins il en dit, le mieux il se porte", confient ses proches. Après vingt ans à travailler dans l'ombre, il finit tout de même par attirer les projecteurs médiatiques sur lui en 2014 lorsqu'il met la main sur le géant français des télécommunications SFR, via sa multinationale Altice. Deux ans et 50 milliards d'euros de dettes plus tard, le magnat des télécoms et des médias continue de bâtir son empire à crédit.
Le boss des maths
Né en 1963 d'une famille juive de Casablanca, Patrick Drahi, aujourd'hui résident en Suisse, manie les chiffres depuis son enfance. On raconte même qu'adolescent il aidait ses parents, tous les deux professeurs de mathématiques, à corriger les copies de leurs élèves. "C'est quelqu'un de très analytique, très matheux. Cela l'a aidé à anticiper des situations que les gens n'anticipaient pas forcément", nous confie un de ses anciens associés, qui a longtemps fréquenté le milliardaire.
Après sa scolarité au lycée Lyautey et un départ pour Montpellier en France à l'âge de quinze ans, la voie royale s'impose d'elle-même. Ce sera maths sup, maths spé et Polytechnique. Il passe aussi par les bancs de la prestigieuse École nationale supérieure des télécommunications, aujourd'hui Telecom Paris Tech, d'où il sort en 1988.
Au milieu des années 1990, Patrick Drahi fait le pari du câble. Avec un prêt étudiant, il lance en 1994 son premier câblo-opérateur, Sud Câble Services, une SARL au capital de 50 000 francs (soit 7 500 euros). Sept ans plus tard, il crée sa propre entreprise Altice, qui engloutit un à un les opérateurs français Numéricâble, TDF Câble et France Telecom Câble, grâce à un emprunt de 1,8 milliard d'euros de plusieurs banques et l'aide de deux fonds d'investissement. Jusqu'à devenir le numéro 1 du câble français en 2007.
"Il a un goût du risque très prononcé et s'est constitué un patrimoine colossal en un temps record, en repoussant à chaque fois les limites de son business", poursuit son ancien collaborateur. C'est aussi hors de l'Hexagone qu'il se lance. En République dominicaine, au Portugal, en Israël où il a une résidence, en Belgique et au Luxembourg, Drahi déroule ses câbles. "Il a surtout gagné de l'argent dans la restructuration de boîtes, notamment en réduisant les coûts, plus que dans le développement de nouvelles entreprises", indique son ex-associé.
Le tournant s'opère véritablement en 2014. Patrick Drahi entre en Bourse à Amsterdam et met la main sur SFR pour 13,5 milliards d'euros. Une opération au montant inédit en France, suivie du rachat de Virgin Mobile. Il s'attaque ensuite au marché américain en 2015 en achetant Cablevision et Suddenlik, numéro 4 et numéro 7 des câblo-opérateurs aux États-Unis. Des transactions qui lui coûtent cher : 15,7 milliards et 8,6 milliards d'euros. La dette se creuse mais n'inquiète pas l'homme d'affaires, quitte à ce qu'il renégocie avec les banques ses engagements initiaux pour obtenir ce qu'il veut.
Retour aux sources
En septembre 2016, son ambition le mène jusqu'à son pays natal où il a fini d'acquérir, le 22 décembre dernier, 65% des parts d'Intelcia, outsourceur marocain de la relation client opérant sous la houlette de Karim Bernoussi, un de ses anciens collègues de promo à l'école Paris Tech. "Il a fait X-Télécom (cursus polytechnicien, ndlr), et moi Télécom. On ne se connaissait pas, mais on a dû se croiser dans les couloirs de l'école", s'amuse le PDG d'Intelcia.
Après plus d'un an de négociations entre les deux groupes, Altice annonce dans un communiqué une prise de participation dans le capital d'Intelcia pour 50 millions d'euros, selon le quotidien français Le Monde. Un montant modeste pour le géant des télécoms qui pèse 25 milliards d'euros. Patrick Drahi, qui sous-traite déjà depuis 2007 les centres d'appels de Numéricâble à Intelcia, intègre désormais cette dernière dans la maison Altice pour assurer son propre service client.
Un achat stratégique alors que le groupe marocain, installé au Maroc et en France depuis 2006, poursuit sa conquête de l'Afrique où il opère désormais au Cameroun et au Sénégal. Et l'opérateur de centres d'appels, qui emploie 7000 personnes et a réalisé un chiffre d'affaires de 120 millions d'euros en 2016, ne compte pas s'arrêter là. "On ambitionne de s'implanter dans quatre à cinq pays à terme. Et à partir de 2019, nous allons vers les États-Unis pour accompagner le groupe Altice dans son développement", nous avait confié dans un précédent échange Karim Bernoussi.
Cette nouvelle acquisition inquiète pourtant les salariés du service client de SFR, qui craignent de se faire avaler complètement par Altice. "L'annonce du projet Intelcia a été un vrai choc", commente Fabrice Pradas, délégué syndical français de l'Union nationale des syndicats autonomes chez l'opérateur téléphonique. "Le coût horaire d'une personne dans un centre d'appels en France est de 18 euros chez Intelcia, contre 28 à 30 euros chez SFR", détaille-t-il, craignant le rachat des sites de centres d'appels de SFR par Intelcia, sans en connaître encore les conditions.
L'esprit Patrick Drahi
"Patrick Drahi veut maîtriser la chaîne en baissant les coûts, une stratégie pour soigner le service client qui a marché pour John Malone, géant américain du câble dont il est proche", confirme une journaliste française qui suit régulièrement l'homme d'affaires. Cette réduction des coûts arrive aussi alors qu'Altice accumule une dette de 50 milliards d'euros qui a doublé en deux ans, mais reste entièrement assumée par Drahi. "L'objectif n'est pas de réduire notre endettement, mais de faire de la croissance. Quand on est focalisé sur la réduction de son endettement, c'est qu'on a un problème de croissance", déclarait le businessman en mai 2015 devant l'Assemblée nationale française.
La croissance, c'est aussi dans les médias qu'il va la chercher. En 2014, Patrick Drahi sauve de la faillite Libération en réussissant à injecter 18 millions d'euros dans le capital du quotidien français. Début 2015, c'est le groupe belge Roularta qui cède au milliardaire les magazines L'Express et L'Expansion. Quelques mois plus tard, le tycoon des télécoms, comme la presse aime à le surnommer, qui détient déjà la chaîne d'info israélienne i24News, rachète 49% des parts du groupe plurimédia NextRadioTV. Celui-ci englobe les chaînes BFM TV, BFM Business et RMC.
Des opérations qui s'accompagnent bien souvent de plans drastiques de réduction de personnel. La Société des journalistes (SDJ) de L'Express avait ainsi dénoncé, dans une lettre ouverte à Patrick Drahi, un projet d'une "brutalité aveugle, aussi préjudiciable à la survie de nos titres qu'à (ses) ambitions". "C'est quelqu'un de très dur, qui peut être cassant et qui a un vrai esprit de clan. Mais il peut être d'une grande générosité avec les gens qui lui sont restés fidèles", commente son ancien associé. "Il a aussi su s'entourer de personnes à qui il a insufflé ‘l'esprit Patrick Drahi'. Ce sont souvent des gens qui ont gagné beaucoup d'argent grâce à lui", ajoute notre source.
Cap sur l'Amérique
Malgré la dette abyssale de son groupe, l'homme d'affaires poursuit son expansion et regroupe toutes ses activités médiatiques au sein de SFR Group en avril 2016, avec l'intention d'acquérir les parts qu'il ne détient pas encore dans l'opérateur, via son holding Altice pour mettre la main sur 100% du capital. Une opération rejetée en octobre dernier par l'Autorité des marchés financiers, jugeant le projet d'offre publique d'échange (OPE) "non conforme".
La "fièvre acheteuse" de Drahi pourrait néanmoins trouver une issue de secours aux États-Unis, où le milliardaire ambitionne de développer davantage ses activités, qui ont déjà permis à Altice d'améliorer fortement sa rentabilité. Ses deux câblo-opérateurs américains, Suddenlink et Optimum (Cablevision), ont en effet affiché fin 2016 une rentabilité respective de 20,2% et 32,5%.
"Ici, les gens ne se prennent pas la tête. Les petits pensent qu'ils vont devenir grands et les grands se rappellent qu'ils ont été petits", confiait-il à des journalistes français à New York en juin 2016.
"Je pense que quand on aura montré ce que nous savons faire aux États-Unis, c'est-à-dire dans un an ou deux maximum, on [aura davantage la stature] internationale pour nous permettre de continuer à nous développer, bien sûr en France, mais aussi dans le reste du monde”, déclarait-il quelques jours plus tôt devant le Sénat français.
D'ici 2022, date à laquelle il va devoir payer près de 10 milliards d'euros pour rembourser sa dette, l'empereur Drahi, dont le patrimoine est estimé à 9 milliards de dollars selon Forbes, ne calmera pas ses ambitions.
Anna Leforge avec Thea Ollivier
Publié le 27/02/17 09:33
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