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Muhammad Yunus : ''Les salariés sont les mercenaires des riches''

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Prix Nobel de la paix en 2006, le “banquier des pauvres” a inauguré une entreprise sociale de pommes de terre à Berrechid. L'occasion de revenir avec lui sur les concepts de microcrédit et de business social dont il a été le premier à dessiner les contours.

D'un mouvement de bras énergique, l'économiste bangladais de 77 ans plante sa pioche dans un terrain de 15 hectares, à 8 kilomètres de Berrechid. Le 1er novembre, il y glisse la première pomme de terre de l'entreprise sociale Moulat El Kheir. Sa fondation, associée à Label'Vie, Agropros, McCain et Yozifood, a investi au total 3 millions de dirhams dans ce projet qui va bénéficier à 15 familles de la région. A partir de février, six ouvriers agricoles vont être salariés afin de cultiver des pommes de terre. Destinées à finir en tajine ou en frites, elles seront distribuées dans dix magasins Label'Vie au Maroc ainsi que sous forme de frites fraîches dans les restaurants casablancais. Un travail qui sera fait à partir du mois de juillet par une dizaine de femmes. L'originalité de ce projet ?

Dans la charte, les actionnaires se sont engagés, d'une part, “à ne recevoir aucun dividende ni bénéfice” et, d'autre part, à “redistribuer 100% des profits à l'entreprise pour des projets sociaux” comme le financement de l'éducation, dans le respect des sept piliers du business social défini par le professeur Yunus. Un engagement que veut surveiller de près l'économiste, qui a lancé en 2001 le programme NobinUdyokta, destiné à diffuser des projets d'entreprise sociale.

En 1976, ce Bangladais surnommé “le banquier des pauvres” s'est fait connaître en créant la Grameen Bank, destinée au microcrédit, et qui lui a valu le Prix Nobel de la paix en 2006. L'idée est de permettre aux personnes les plus vulnérables d'avoir accès à des capitaux pour lancer leurs petits projets et sortir de la pauvreté. Désormais, l'établissement bancaire bénéficie à plus de 500 000 villages et est devenu un mouvement mondial. Ce qui ne l'a pas éloigné des pratiques abusives et des taux élevés.

Pourquoi avez-vous investi au Maroc dans ce projet ?

Nous travaillons avec McCain depuis longtemps. Notre premier projet était en Colombie, puis nous avons continué en France. Productrice de pommes de terre, cette multinationale s'est lancée dans l'entreprise sociale quand elle s'est rendu compte que 26% de la production étaient jetés car les pommes de terre n'avaient pas la bonne taille pour être attrapées par des machines. Ils ont alors créé une entreprise indépendante pour que toutes les pommes de terre soient récupérées et servent à faire de la soupe.

Ce business social a été fait non pas pour gagner de l'argent mais pour ne pas gaspiller. Ils ont répété le même mécanisme avec les légumes qui sont écartés de la vente, ceux qui n'ont pas la bonne forme pour être exposés sur les étals des supermarchés. Cette idée a été répétée en Belgique et en Grèce. Puisque ces entreprises ont bien marché, pourquoi ne pas faire quelque chose de similaire au Maroc ?

C'est quoi alors une “entreprise sociale” ?

Dans ce cas, ce sont de grandes entreprises qui créent une nouvelle société indépendante, dont elles sont actionnaires et dont elles ne prendront ni ne distribueront jamais aucun dividende. Elle est créée pour aider les gens pauvres, à qui l'entreprise donne un salaire correct et décent. Ici, à Berrechid, les ouvriers agricoles gagnaient seulement 100 dirhams par mois. Ils auront désormais un salaire fixe, ainsi que la sécurité sociale. Les profits de Moulat El Kheir seront réinjectés dans la société afin de réinvestir et de développer des projets sociaux. Par exemple dans la scolarisation des enfants, pour qu'ils aillent tous à l'école, filles et garçons. C'est une autre forme de revenu, non pas en dirhams mais en services.

N'est-ce pas problématique que ces ouvriers agricoles se retrouvent salariés d'entreprises et de multinationales sans être indépendants ?

Si vous faites d'eux les têtes de l'entreprise sociale, ils ne seront pas forcément capables de faire marcher un si grand business. Pour le moment, nous nous efforçons de leur créer un travail afin que leur salaire augmente. C'est une première étape avant qu'ils ne deviennent entrepreneurs.

Comment faire pour qu'ils le deviennent ?

Les gens n'ont pas besoin d'être formés, il suffit de lever les barrières, comme l'idée de trouver absolument un emploi. Ils oublient qu'ils sont eux-mêmes entrepreneurs et qu'ils peuvent utiliser ces compétences.

Dans votre nouveau livre, vous parlez de l'entrepreneuriat pour remédier à la concentration des richesses. Comment ?

Avoir un emploi n'est pas l'objectif de l'être humain, ceci est un système construit à tort. Les êtres humains sont des entrepreneurs, laissons-les devenir des entrepreneurs. Si les employés arrêtent de travailler pour d'autres, qui eux se font de l'argent, il y aura moins de concentration des richesses. Avec un emploi, vous êtes l'outil et le mercenaire des personnes qui concentrent les richesses. D'autre part, avoir un emploi condamne la créativité. Vous êtes limité à penser de la même manière que l'entreprise, sans développer votre imagination.

Et comment convaincre de grandes entreprises comme McCain ou Label'Vie de se lancer dans une entreprise sociale où ils ne touchent aucun dividende ?

Mon travail n'est pas de convaincre ces entreprises de le faire. Je les convaincs de la logique de l'entreprise sociale, qui va les conduire à l'adopter. Dans un business classique, les entreprises font seulement de l'argent pour elles-mêmes, sans jouer aucun rôle dans les problèmes sociaux qu'elles observent autour d'elles. Créer une entreprise sociale permet de s'engager et d'utiliser son pouvoir de création et d'organisation pour une bonne cause. L'être humain n'est pas seulement égoïste, il est aussi altruiste. Résoudre les problèmes des autres transforme un business en entreprise sociale. Si vous laissez ce business se développer sur le même marché que les entreprises capitalistes, alors les problèmes se réduisent et la concentration des richesses diminue.

Economiquement, pourquoi est-il plus intéressant de monter un business social ?

L'entreprise sociale permet aux individus de trouver leurs propres solutions et de devenir actifs à leur échelle au lieu d'attendre que cela vienne de l'Etat. Parfois, vous pouvez faire un meilleur travail que le gouvernement. Ensuite, vous devenez un exemple que les autres peuvent suivre. Dans une entreprise classique, vous cherchez toujours à faire de l'argent, qu'importe d'où il vient. Vous agissez comme si vous portiez des lunettes de dollars. Vous pouvez les retirer pour mettre des lunettes social business.

Quel regard portez-vous sur le développement du social business au Maroc ?

De ce que j'ai compris, c'est seulement le début. Les équipes avec qui je travaille n'ont pas repéré d'autres entreprises sociales qui émergent réellement. Peut-être qu'il y en a, mais elles ne sont pas reconnues comme telles, car ceux qui les ont lancées n'ont pas lu de livre ou suivi de règles. Moulat El Kheir est la première entreprise sociale consciemment créée au Maroc. Le royaume pourrait être un exemple pour les autres pays: l'Algérie ou l'Arabie Saoudite n'ont pas encore passé le cap. Le Maroc, de son côté, peut s'inspirer de ce que nous avons déjà fait en Ouganda, en Tanzanie, au Bangladesh ou en Inde.

Pourquoi ce modèle n'est-il pas plus développé à travers le monde ?

Ce n'est pas encore largement enseigné à l'école ni à l'université, cela ne figure pas dans beaucoup de livres et ne fait pas partie des politiques gouvernementales. La Banque Mondiale ne dit pas un mot à ce sujet. Les personnes qui établissent des politiques n'ont pas atteint ce niveau. Pour changer, il faut s'appuyer sur les médias, les chercheurs académiques et les personnes qui ont tenté l'aventure et qui peuvent dire : “Vous voyez, ça marche !”. Finalement, ce que dit et pense la Banque Mondiale nous importe peu. Ce n'est pas notre patron.

Quelles sont les raisons de l'échec de certains business sociaux ?

Tous les business, qu'ils soient gros ou petits, ont une probabilité d'échec. Cela concerne aussi les entreprises sociales. Parfois vous avez une superbe idée, mais vous oubliez des choses essentielles, comme le prix du produit, le design ou le nom, qui font que les gens ne veulent pas l'acheter. Le business ne pourra jamais décoller. Il faut vendre son produit ou son service à des clients pour au moins couvrir tous ses frais, c'est essentiel.

Vous êtes aussi le père du microcrédit, qui a largement été critiqué au Maroc. Des femmes ont dû se surendetter pour rembourser leur microcrédit, à cause des intérêts trop élevés. Comment réagissez-vous à ces cas ?

Il faut comprendre que le microcrédit a un but clair : sortir les gens de la pauvreté. Ceux qui rendent ces personnes encore plus pauvres ne font pas du microcrédit. Si ces femmes sont tombées dans un piège à dettes, qu'elles doivent emprunter de l'argent pour rembourser leurs crédits, ce n'est donc pas un microcrédit. Ceux qui le leur proposent sont plus intéressés par l'argent pour eux-mêmes, et abusent de l'utilisation du terme “microcrédit”.

Ces critiques ont aussi été adressées à Grameen Bank, que vous avez vous-même créée en 1976...

Ceux qui portent ces accusations ne savent pas ce qu'est le microcrédit. Nous avons créé une banque qui est détenue par les emprunteurs. Ce sont eux qui décident de la politique de la banque. Par exemple, il n'y a pas de date ni de montant fixe pour payer, c'est très flexible. Les emprunteurs décident eux-mêmes du montant qu'ils paient toutes les semaines dans un délai établi. Des critères qui peuvent évoluer en fonction de l'avancée du business.  

Propos recueillis par Théa Ollivier

Publié sur Telquel N°786 du 10 au 16 novembre 2017

Publié le 26/11/17 18:27

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