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Il est la caricature du geek. Surdoué en informatique, beaucoup moins dans les relations sociales. Malgré cela, Larry Page demeure l'inventeur du moteur de recherche le plus utilisé à travers le monde, Google. Le pouvoir ne l'intéresse pas, ce qu'il veut c'est une invention capable de révolutionner (à nouveau) le monde.
Enfant, alors qu'il terminait la lecture d'une biographie de Nikola Tesla — génial inventeur du XXe siècle, mort sans le sou et dans l'indifférence générale —, Larry Page a pleuré. Il en a toutefois tiré une leçon : inventer, c'est bien, commercialiser son idée c'est mieux ! C'est pourquoi, lorsqu'en 1996 il crée un moteur de recherche qui liste les résultats selon la popularité des pages Web (grâce à l'algorithme PageRank), Larry Page dépose le nom de domaine Google.com moins d'un an plus tard.
Dans la foulée, en 1998, il lève des fonds pour créer la société éponyme. Depuis, Google, entrée en Bourse dix ans après sa création, est devenu le moteur de recherche le plus populaire du monde, avec plus d'un milliard de requêtes enregistrées chaque jour. Et Larry Page, la neuvième personne la plus puissante au monde et la douzième la plus riche, avec 34,4 milliards de dollars de fortune personnelle (selon Forbes, en 2016). Ou comment un pur génie de l'informatique, à la personnalité pour le moins atypique, a su se muer en brillant homme d'affaires.
Dans la famille Page, l'informatique est une tradition, voire une composante génétique. Larry, né dans le Michigan le 26 mars 1973, est élevé par un père considéré comme un pionnier de l'intelligence artificielle. Ce dernier est titulaire d'un doctorat en informatique, obtenu en 1965 ; alors que le domaine n'en est qu'à ses balbutiements. Et pour ne rien gâcher, la mère de Larry, Gloria, est professeur d'informatique. La maison familiale, un joyeux bazar, est truffée d'ordinateurs, que Larry prend un malin plaisir à bidouiller, démonter et réparer.
Après une scolarité à l'école Montessori d'Okemos puis à la East Lansing High School, Larry Page entre à l'Université du Michigan en 1991 et obtient un bachelor en informatique. Le minimum syndical. Ensuite, il s'envole à Stanford, à Palo Alto (Californie), où il enchaîne un master puis un doctorat. Le sujet de sa thèse ? Les propriétés mathématiques du Web.
C'est là qu'il va développer son fameux algorithme. Mais aussi faire la rencontre de son meilleur ami, Sergey Brin, doctorant, qui deviendra son associé et le cofondateur de Google. Un véritable duo. Larry Page dans le rôle du mathématicien pur et dur, un brin autiste. Sergey Brin, dans le rôle du bon copain, capable de suivre les délires informatiques du premier, plus volubile et extraverti, donc plus apte à gérer l'image de la marque. Ainsi, à la Silicon Valley, on a coutume de dire “Google est une création de Larry Page facilitée par Sergey Brin”. En 1998, les deux acolytes rassemblent 1 million de dollars grâce à leurs proches pour lancer leur startup, dans un garage d'abord, puis dans un immeuble avec huit employés.
Dès 1999, la popularité de Google est fulgurante. La société ne fait pas encore de bénéfices mais Larry Page et Sergey Brin ont besoin de nouveaux capitaux pour alimenter la machine. Ils cherchent alors de nouveaux investisseurs, mais Larry, totalement "control freak", si ce n'est paranoïaque selon nombre de ses camarades, exige que Brin et lui gardent une majorité de droits de vote dans l'entreprise. Ce qui ne manque pas de faire rire (jaune) les investisseurs. Cela dit, face au développement de Google, les moqueries vont disparaître.
Deux des entreprises en capital-risque les plus importantes de la Silicon Valley, Kleiner Perkins et Sequoia Capital, décident alors d'investir la somme de 25 millions de dollars tout en acceptant les conditions de Larry Page. En fait, pas tout à fait. Les deux fondateurs peuvent garder une participation majoritaire, mais Page, qui n'a que 26 ans, doit démissionner de son poste de PDG et accepter un "management d'adulte". Contre toute attente, Page se plie à l'intelligence du compromis. Il faut dire que Google avait sérieusement besoin de cash.
Mais juste après la conclusion de l'accord, Larry fait volte-face et annonce vouloir diriger l'entreprise avec Sergey. Les investisseurs s'énervent et lui suggèrent de rencontrer un panel de "PDG potentiels". Larry réfléchit puis, quelques semaines plus tard, émet une requête ubuesque : "Proposer le poste à Steve Jobs". C'est finalement un certain Eric Schmidt qui rejoindra la société en 2001.
Évidemment, il ne convient pas à Larry Page, qui ne peut s'empêcher de mettre son grain de sel un peu partout. Cette année-là par exemple, il décide de virer tous les chefs de projet (une ligne en trop dans l'organigramme, selon lui) pour traiter directement avec les ingénieurs. La décision, qui suscite un véritable tollé, n'a heureusement jamais été appliquée. Certains soupçonnent Page d'avoir voulu se débarrasser des managers afin qu'ils ne fassent pas de rapport à Eric Schmidt. Il faut dire que l'inventeur de Google a une drôle de personnalité : surdoué, dyssocial, maladroit dans les relations sociales. Bref un cas de "folie intellectuelle" comme on en croise souvent chez les geeks.
Lors de la présentation d'un nouveau produit, si l'application met du temps à charger, Larry Page est du genre à compter à voix haute "mille une fois, mille deux fois". De quoi mettre la pression. En réunion, il peut aussi recaler une idée en traitant son interlocuteur d'"idiot" et passer des heures à discuter avec le concierge de l'immeuble afin d'apprendre la meilleure technique pour déplier un sac poubelle.
Pendant ce temps, Google poursuit son ascension. Un groupe de cadres est embauché, une force de vente est constituée. Le 19 août 2004, la société est introduite en Bourse. La signature de Larry Page transforme des centaines de personnes en millionnaires, à commencer par lui-même (qui devient multimilliardaire à 31 ans, tout comme Sergey Brin et Eric Schmidt). Il réduit alors son salaire annuel à un dollar et refuse les bonus. Il annonce aussi son souhait de léguer sa fortune à un entrepreneur visionnaire "comme Elon Musk" (le fondateur de Paypal, Tesla Motors et SpaceX) plutôt qu'à des associations philanthropiques.
Au fil du temps, Larry Page devient un personnage plus lointain. Dans le milieu des entrepreneurs 2.0, les gens disent à son propos qu'“il ne conduit plus la camionnette. Il a embauché un chauffeur et il rêvasse à l'arrière”. En revanche, il a réussi à imposer que le palier de gestion entre les ingénieurs et lui soit composé d'autres ingénieurs. Bien sûr, malgré plus de temps libre, tout continue de passer par lui. Le rachat de YouTube en 2006, c'est lui. Celui d'Android aussi. En 2007, il rencontre l'amour et épouse Lucy Southworth, une chercheuse en biologie médicale.
Larry Page est alors un homme comblé, jusqu'à un matin de janvier 2011 où Eric Schmidt décide de démissionner. En cause, une entreprise devenue beaucoup trop bureaucratique, où les cadres se comportent en rivaux plutôt qu'en membres d'une même équipe. À cette époque, 1700 employés de Facebook sont des "réfugiés" de Google.
Chassez le naturel il revient au galop : Larry Page reprend son trône de PDG. Mais il a changé. Il organise des assemblées à tour de bras pour annoncer une "tolérance zéro envers les bagarreurs", motive ses troupes et adoucit son langage (même si ses rares apparitions publiques restent maladroites).
Fibre optique, rachat de Boston Dynamics (qui fabrique des robots humanoïdes) ou encore de Nest (qui fabrique des thermostats pour Internet), développement d'Android (la plateforme la plus utilisée au monde, tout comme le moteur de recherche Google), création de Google Now… le tout à travers le conglomérat qu'il a créé en 2015, Alphabet Inc. Rien ne l'arrête, même pas sa paralysie des cordes vocales. Une question existentielle continue cependant de le hanter. Oui, il est parvenu à vivre une fin alternative à la vie de son héros, Nikola Tesla.
Mais après sa plus belle réussite Google Research, pourra-t-il à nouveau marquer le monde de façon indélébile ? A chacun ses préoccupations.
Par NAJAT LASRI
Publié sur Telquel N°750 du 3 au 9 février 2017
Publié le 08/02/17 20:45
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