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Exposition : La formidable saga de Tallal et Chaïbia

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L'indéniable talent de Hossein Tallal ne doit rien au prestige de Chaïbia, dont il veille jalousement sur la mémoire et le patrimoine. Portrait d'un couple mère-fils exceptionnellement fusionnel. À l'occasion de la première expo confrontant les œuvres de ces deux artistes majeurs.

Officiellement, Chaïbia est née en 1929. Au milieu des plaines de Chtouka, bordées de l'océan. Dans ses innombrables interviews, l'artiste a longuement raconté les joies de son enfance champêtre, son amour de la nature et des saisons en général, des fleurs en particulier. A-t-elle participé aux travaux des champs ? Probablement. En tout cas, elle a, très tôt, été initiée à l'art du tissage du tapis. Ce tapis rural aux couleurs bariolées, aux motifs géométriques immémoriaux et à la composition très libre. Vers l'âge de treize ans, elle est mariée à un vieil homme aisé, un minotier “très droit, très pieux”, originaire des Aït Bouseksou d'Ouarzazate, installé à Casablanca. Elle est sa septième femme, la première à lui donner un garçon, Hossein.

Les libations de la puissante tante Izza

Durant les sept jours suivant la naissance de l'unique fils de son frère, Izza Lkhabbaza décrète la gratuité de l'accès aux multiples hammams qu'elle possède et distribue une formidable quantité de pains aux nécessiteux. Une véritable légende familiale, cette Izza, comme nous la raconte Hossein Tallal qui l'a pourtant peu connue. Une maîtresse-femme, jamais mariée, ayant débuté sa carrière comme marchande de hrira sur la place de Jamaâ El Fna, à Marrakech. En 1942, date de naissance de son neveu, c'est “une femme puissante” qui, grâce à ses 290 points de vente, fournit tout Casablanca en pain — les boulangeries de type européen étant, alors, encore rares. Officiant à partir de son QG de “Garage Allal”, elle fait venir, systématiquement, ses employés d'Ouarzazate, les menant littéralement au fouet — le même qui lui sert à diriger le canasson qui tire le karro sur lequel elle sillonne la métropole. Des années plus tard, Tallal retrouvera dans les papiers laissés par Izza une convocation du Conseil municipal de l'époque qui l'a laissé rêveur : “Ça devait être rare, en ces temps-là, une Marocaine analphabète, non voilée, qui traitait avec l'administration française !”

Une jeune veuve travailleuse, un enfant solitaire

Vers ses quinze-seize ans, Chaïbia se retrouve veuve, un enfant sur les bras. Indépendante, travailleuse et décidée, elle s'engage comme femme de ménage chez des Français. Le soir, elle tisse des tapis qu'elle vend. Nous sommes encore sous le protectorat. Pourquoi diable, la jeune femme n'est-elle pas restée au sein et sous la protection de son opulente belle-famille, comme l'auraient voulu les us et coutumes de l'époque ? À cette question, le fils n'a pas de réponse : “Ma mère n'aimait pas parler de cette période.” École coranique, puis primaire. Hossein Tallal n'a pas gardé un souvenir impérissable de son enfance : “J'étais un petit garçon très sérieux, solitaire et timide.

Je me souviens que je jouais aux billes en m'inventant un partenaire. Je dessinais beaucoup, à l'aide de calques et de crayons de couleurs que ma mère me ramenait de chez ses employeurs français. Je voyais bien qu'elle travaillait dur pour m'assurer une bonne éducation. Le seul souvenir émerveillé qu'il m'est resté de mon enfance est un spectacle de cirque auquel j'ai assisté et dont les images hantent, encore aujourd'hui, ma peinture.” Et aussi des souvenirs de vacances qu'il passe invariablement à Chtouka : “Je faisais de longues balades la nuit, avec un type de ma famille maternelle et les chiens de la maison. Quand j'étais fatigué, je m'endormais sur la plage.” À La Ferme blanche (aujourd'hui Lycée Moulay Youssef), il obtient son brevet en ferronnerie. Son travail de fin d'études — une salle à manger qu'il a conçue et réalisée — est exposé à la Foire de Casablanca. Tallal ne poursuivra pas dans cette voie.

Très tôt, il s'engage dans la vie active, s'occupant de l'organisation des courses de lévriers qui ont lieu au Vélodrome, alors très courues. “C'était bien payé et les horaires souples me laissaient du temps pour dessiner.” Car depuis sa petite enfance, le jeune homme n'a cessé de cultiver sa passion : “J'ai toujours fait des portraits imaginaires.” À dix-huit ans, il baigne dans un milieu très français: “Nous fréquentions les bals qui étaient très nombreux à Casa.” Il est très lié à un jeune couple dont la femme est professeure de dessin : “C'est avec elle que j'ai appris à travailler.”

En 1965, Hossein Tallal obtient le premier prix du Salon d'hiver de Marrakech — créé par Jacques Majorelle. Sur les 160 participants, seuls trois artistes marocains étaient admis : Hassan El Glaoui, Tayeb Lahlou et lui.

Cherkaoui lui ouvre Saint-Germain-des-Prés

La carrière de Tallal connaît un tournant décisif lorsqu'il rencontre et se lie d'amitié avec deux artistes marocains : André El Baz et Ahmed Cherkaoui. Ce dernier l'invite à Paris où son œuvre pionnière est déjà reconnue : “C'est Cherkaoui qui m'a introduit dans les milieux artistiques parisiens, reconnaît Tallal. Il était tellement fier de mon travail que quand il me présentait à un critique français, il disait toujours : ‘Mon cher ami, désormais, nous sommes deux à Paris'. Il connaissait tout le monde et était très apprécié. On l'appelait ‘Charka' dans l'intimité. Quand il invitait dans son appartement du 16e, les gens étaient debout et se bousculaient. C'est chez lui que j'ai rencontré Bachir Ben Yahmed qui, par la suite, publiera Chaïbia sur trois pages couleur dans l'un des premiers numéros de Jeune Afrique.” Nous sommes en 1967. Hossein Tallal obtient sa première exposition individuelle à la Galerie La Roue, rue Grégoire de Tours, à Saint-Germain-des-Prés.

La classe ! D'autant que la critique est au diapason. Dans Les Lettres françaises, Jean Bouret écrit : “Hossein Tallal est l'un des meilleurs peintres marocains qui soient. […]Les tableaux réunis ici sont d'une étrange beauté. Je ne sais pourquoi, ils me font penser à William Blake. Mais c'est ainsi et je n'y peux rien.” Le très respecté critique Gérard Gassiot-Talbot assure, lui, que Tallal “atteint, par une orientation souvent audacieuse de la lumière et une ambiguïté spontanée de la distribution des volumes, quelque chose de torturé, de pathétique et d'implacable, dont on ne peut refuser la puissance.” Plus tard, dans Regard sur la peinture contemporaine marocaine (Ed. Al Madariss, 1984), premier ouvrage conséquent consacré à la question, Alain Flammand évoque, très à propos, l'étrangeté, la théâtralité et le dramatique — confinant parfois au pathétique — qui se dégagent d'une œuvre étonnamment originale et cohérente à travers les ans, et ce, malgré des influences manifestes aussi diverses que celles d'un Toulouse Lautrec, d'un Goya ou d'un Bacon ! Jusqu'à la moitié des années 1970, Hossein Tallal peint assidûment et expose régulièrement, au Maroc comme à l'étranger, avec toujours le même succès. Puis, petit à petit, la source se tarit. Que s'est-il passé ?

Le phénomène Chaïbia

En 1961, Pierre Gaudibert, célèbre critique d'art français, théoricien de l'École de Paris, et ami d'Ahmed Cherkaoui, opère un voyage de reconnaissance au Maroc, ce territoire encore en friche de la peinture moderne, dont on lui a tant parlé. En l'honneur de l'illustre invité, Tallal offre un couscous chez lui. Outre le critique, il y a là Cherkaoui, El Baz et d'autres dont l'histoire n'a pas retenu le nom.

À la fin du repas, servant le thé, Chaïbia demande, dans son français de cuisine, l'autorisation de montrer quelque chose à l'invité. Bien entendu ! Elle arrive avec des cartons qu'elle a peints, avec ses doigts, de motifs géométriques. Tallal tombe des nues : “Je n'étais au courant de rien, jure-t-il, ma mère avait utilisé des cartons que je stockais chez elle, et les restes de la peinture que j'avais achetée à Bab Marrakech pour repeindre l'appartement !” Gaudibert, lui, ne cache pas son enthousiasme. Il prend Tallal et Cherkaoui à part, et leur dit ceci : “Soit elle s'arrête de peindre dans trois mois et on oublie, soit elle continue, et ce sera un très grand peintre. Dans tous les cas, je vous interdis de l'orienter de quelque manière que ce soit.” Un mythe est né.

Entrée dans l'art par la grande porte

En 1966, Chaïbia expose à la Galerie Solstice, dans le Marais. Son premier catalogue est préfacé par Cérès Franco, une critique d'art sud-américaine dont le compagnon, Corneille, célèbre plasticien cofondateur du mouvement Cobra, tombe amoureux de Chaïbia — œuvre et personnage à la fois.

L'ex-paysanne, ex-femme de ménage, cette Marocaine analphabète, “entre dans le monde de l'art international par la grande porte”, comme le soulignera tel critique français de l'époque. Créé en 1945, le mouvement pictural européen (Copenhague-Amsterdam-Bruxelles-Paris) dit Cobra, préconisait un Art brut, dépouillé de toute influence historique, culturelle, savante ou environnementale. Un art premier — fantasmé — prenant pour modèles le dessin d'enfant, le graffiti anonyme et les peintures d'aliénés mentaux. Alechinsky, Arp, Appel, et autres représentants de Cobra, succombent un à un au charme chamanique de Chaïbia. Qui, d'ailleurs, en ces temps post-beatniks, pouvait résister à cette œuvre aussi puissante que fulgurante, portée par cette imposante et majestueuse madone, à la chevelure de chef amérindien, à la voix caverneuse et aux caftans chatoyants ? À partir de sa galerie L'œil de bœuf, Cérès Franco, reconvertie en marchande d'art, défend, avec acharnement et conviction, la production de Chaïbia. Les expositions individuelles et collectives s'enchaînent à une vitesse folle : New York, Rio, Bogota, Genève, Berlin, Amsterdam, Tokyo, etc.

Dans les catalogues des ventes aux enchères internationales, Chaïbia côtoie les Miro, Braque, Dubuffet, Tinguely et autre Sonia Delaunay. La presse emboîte le pas : L'œil, Connaissance des arts, Artension, L'Officiel, Elle, etc., font leurs choux gras de cette artiste “ovni” au caractère aussi exotique qu'authentique. En 1971, Chaïbia figure dans le Larousse de L'Art dans le monde. En 1977, elle entre dans le Bénézit, le répertoire de référence de l'art international. L'argent rentre.

Un dandy noctambule

Écrasé par le succès de sa géniale génitrice, Tallal ne produit plus qu'à dose homéopathique. Il a trop à faire à gérer les affaires de sa mère. Néanmoins, entre 1967 et 1969, il réalise des couvertures (collage et peinture) pour Lamalif — le désormais mythique mensuel d'analyse, au positionnement clairement contestataire —, dont la modernité nous apparaît, aujourd'hui, étonnante. En 1970, il réalise une série de dessins à l'encre de chine, rehaussés de taches de gouache pourpre, ainsi que des toiles, au caractère subtilement étrange et halluciné, en hommage à Edgar Allan Poe, qui sont, aujourd'hui, parmi les pièces les plus recherchées du Maître.

Entre 1970 et le début des années 1990, nous perdons la trace de Hossein Tallal le peintre pour découvrir et suivre les pas d'un des personnages les plus flamboyants de ce Casablanca-là. L'homme, qui s'est découvert une vocation de collectionneur d'objets anciens (mobilier art-déco, voitures anciennes et livres rares), a aménagé son atelier — un grand rez-de-chaussée dans le quartier Gautier, éclairé par une verrière — en un salon-musée, où il reçoit — en jeans, veste smoking et nœud pap' —, tous les soirs, le tout-Casa : industriels, jeunes artistes, femmes du monde et hôtesses de l'air marocains, sans compter les collectionneurs et, plus généralement, toute personnalité étrangère de passage. De Saâd Hassani à feu Farid Belkahia, ils ont été nombreux à nous raconter les fastes et l'insouciance de ces années-là. Le champagne coulait à flots. Les mercredis, une professeure du conservatoire municipal venait s'exercer sur le piano à queue de l'atelier. Y sont passés les Francis Blanche et autres Jean-Claude Brialy, amenés par une autre star du Casa artistique de l'époque : Tayeb Saddiki. Les soirées se terminaient, généralement, au Balcon 33.

Nul n'est prophète en son pays

Si Chaïbia est reconnue à l'international, dès ses débuts, il n'en va pas de même chez elle. A l'exception d'une exposition à l'Institut Goethe de Casablanca, elle se voit refuser les portes des galeries nationales, dont la plus prestigieuse, L'Atelier à Rabat, dirigée par Pauline de Mazières, alors sous l'influence de son écurie d'artistes stars, ceux qui tenaient le haut du pavé : les Belkahia, Melehi, Chebâa, Hamidi et autres tenants de ce qu'on apellera l'École de Casa. Ces derniers avaient développé, en ces temps  post-indépendance, fortement idéologisés, tout un discours identitaire et moderniste, voyant en cette célébration de ce qu'ils considéraient de l'art naïf, une énième manifestation de ce néocolonialisme “indigénisant” qu'ils se devaient de combattre. Ce en quoi ils se trompaient.

Rappelons qu'est considéré comme “naïf”, celui qui s'applique à reproduire une certaine réalité sans maîtriser les règles du dessin académique (les valeurs, les perspectives, les proportions, etc.). Or, Chaïbia ne “s'appliquait” à rien du tout ! Son œuvre, d'une spontanéité, d'une cohérence et d'une originalité prodigieuses a, derechef, été rangée dans la catégorie Art brut — telle que théorisée par Dubuffet —, dans les catalogues internationaux. “Combien coûte une galerie ?”, a demandé, avec son franc-parler légendaire, Chaïbia à son fils. En 1984, ils inauguraient la Galerie Alif Ba, rue Omar Slaoui. Dans ce duplex aménagé par Tallal comme un boudoir aristocratique, dans un goût délicieusement surchargé, très XIXe, le couple recevra, des années durant, le ban et l'arrière-ban artistique marocain, bien obligé entre-temps de se rendre à l'évidence du génie de Chaïbia — d'autant que la diva populaire était également connue pour sa grande générosité envers les artistes “intellos” qui, eux, tiraient bien souvent le diable par la queue. Lorsqu'elle décède en 2004, l'hommage rendu à l'immense artiste est aussi unanime que sincère, à l'échelle nationale.

Gardien du temple

Hossein Tallal a repris sa production artistique dès le début des années 1990. Le véritable succès que remportent ses expositions, relativement espacées mais régulières, a prouvé à ceux qui l'ignoraient que son indéniable talent ne devait rien au prestige de sa mère. Une mère sur la mémoire et le patrimoine de laquelle il veille avec une extrême jalousie. Chaïbia et Hossein Tallal, une œuvre en miroir, la délicate et très proustienne exposition que nous propose Ghita Triki — responsable du pôle Art de la Fondation Attijariwafa bank —, a le mérite de formaliser, pour la première fois, l'exceptionnel rapport fusionnel et artistique qu'entretient toujours, par-delà la mort, ce couple fils-mère. Sans, pour autant, nous en révéler le moindre secret, il en va de soi.  

PAR Jamal Boushaba

Publié sur Telquel N° 755 du 10 au 16 mars 2017

Publié le 11/03/17 15:18

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