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Antoine Sallé de Chou : « Nous pouvons faire plus, mais il faut que les chantiers déjà lancés puissent avancer »

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En 2020, la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) fait état d'une année turbo durant laquelle elle a agi sur deux fronts, à savoir les secteurs privé et public, en direct et via le secteur financier tunisien. Le Chef du Bureau de la BERD en Tunisie, Antoine Sallé de Chou, nous a fait part de cette année de crise exceptionnelle tout en soulignant les priorités urgentes et futures de la Tunisie. Interview.

Comment s'est passé l'année 2020 pour la BERD et comment avez-vous réagi face à la crise sanitaire ?

Antoine Sallé de Chou: L'année 2020 a été une année de crise exceptionnelle, au cours de laquelle nous avons dû rapidement repositionner nos financements. La BERD a été la première institution internationale à développer une réponse adaptée à la Covid-19, partant du constat que dans cette crise, la primauté n'est plus l'investissement, mais au financement de court terme. Les bailleurs internationaux financent généralement l'investissement, par exemple l'achat des machines ou encore la construction d'infrastructure. Quand nous avons vu plusieurs pays dans le monde entrer en confinement, ce qui veut dire que les économies sont à l'arrêt, tout le monde a compris que la priorité allait être la liquidité. Ainsi, notre offre financière a été retransformée vers le financement de liquidité, entre autres.

Nous avons rapidement eu des échanges et des sollicitations du gouvernement, en particulier sur la STEG, parce qu'elle était parmi les entreprises publiques qui ont particulièrement souffert du confinement avec des usagers qui avaient des difficultés pour le paiement de leurs factures.  Cette situation a créé un gros trou de trésorerie. Étant une entreprise systémique, il était essentiel de pouvoir la stabiliser d'un point de vue financier. Nous avons rapidement développé ce grand financement. Je dis " rapidement ", parce que nous avons l'impression que cela a pris beaucoup de temps, mais ce projet de 300 millions d'euros est de très loin le plus gros financement de la BERD en Tunisie, voir même le plus grand financement d'un bailleur dans le secteur de l'énergie de l'histoire de la Tunisie.

Il y a deux volets pour ce financement. 100 millions d'euros sont orientés vers la stabilisation ou le maintien de la liquidité, et 200 millions d'euros destinés à la restructuration financière. En d'autres termes, nous aiderons la STEG à refinancer sa dette court terme, pour allonger la maturité et donc diminuer les charges immédiates de remboursement. Cela va lui donner une bouffée d'air sur les échéances financières qui arrivent pour qu'elle puisse se concentrer sur le volet de la modernisation. Toutefois, il n'est pas question d'un chèque en blanc de 300 millions d'euros à la STEG. Le financement se fera par tranches d'à peu près 50 millions d'euros, qui sont elles-mêmes, déboursées en fonction de progrès effectués sur la feuille de route de réformes sur laquelle nous nous sommes mis d'accord avec la STEG, le ministère de l'Économie, des Finances et de l'appui à l'investissement ainsi que le ministère de l'Industrie, de l'Énergie et des Mines.

Quels sont les grands axes de cette feuille de route ?

Antoine Sallé de Chou : La première priorité est la gouvernance d'entreprise. L'idée est de faire de la STEG l'exemple de ce que la Tunisie peux faire en matière de modernisation de la gouvernance des entreprises publiques en Tunisie. C'est à dire un conseil d'administration qui puisse prendre des décisions dans l'intérêt de l'entreprise de l'usager et de l'Etat actionnaire. Aujourd'hui, d'une façon générale, les entreprises publiques sont encore très dépendantes de leur ministère de tutelle.

Quand nous parlons de redressement financier de la STEG, notre conviction est que tout commence par la gouvernance et par la façon dont on prend les décisions. Une entreprise publique doit avoir la liberté et les compétences, notamment, en termes de profil des administrateurs au sein de son conseil d'administration (par exemple des administrateurs indépendants qui connaissent les enjeux de la transition climatique) pour pouvoir prendre de bonnes décisions. Je prends l'exemple de la réforme de la gouvernance des banques publiques opérée en 2015, suite à leur recapitalisation. Cinq ans après, le redressement est impressionnant.

Le deuxième axe est centré sur le pilotage financier de la STEG. Aujourd'hui, nous voulons aider la STEG à avoir une meilleure visibilité sur où est-ce qu'elle gagne de l'argent et sur où est-ce qu'elle en perd, sur ses trois activités principales, la production, la distribution et la transmission d'électricité. C'est ce qu'on appelle une comptabilité analytique. C'est absolument essentiel, mais pas forcément facile parce que la STEG est une énorme entreprise. Pour cela, l'Union européenne a mobilisé un très grand don de 20 millions d'euros sur ce projet. Le don financera un système d'information ERP, qui est un système coûteux, mais qui aura un très bon retour sur investissement, notamment en termes d'amélioration de la performance, parce que la STEG aura une meilleure visibilité sur sa propre profitabilité.

Un autre axe important de cette feuille de route de réforme, c'est la transition climatique, qui repose sur deux volets. Primo, il faut s'assurer que la STEG joue un rôle clé dans la transition énergétique de la Tunisie. On ne peut pas avoir un programme renouvelable soutenable si on n'a pas une STEG qui est forte financièrement. puisqu'elle a le monopole de rachat d'électricité auprès des développeurs privés. Secundo, nous voudrons aussi aider la STEG à se mettre au niveau de tout ce qui en matière de reporting climatique et émissions de CO2 en suivant des standards internationaux qui s'appellent TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosure).

Enfin, le dernier axe important est la promotion de l'emploi des jeunes et des femmes dans le secteur de l'énergie et, notamment, les métiers de demain, le renouvelable. Nous allons mettre en mise en place d'importantes assistances techniques pour développer les filières d'éducation dans les écoles d'ingénieurs afin de bien former les gens aux métiers du renouvelable, qui sont, en termes de compétences, assez différents de ce qui est demandé dans le secteur de l'électricité conventionnelle.

Ce projet s'appuie sur notre expérience passée avec la STEG, notamment notre premier financement de 46 millions d'euros, en 2016 pour le renforcement du réseau dans le Nord-Est. Cet investissement était accompagné d'un soutien technique très important. A l'époque, l'objectif était d'aider l'entreprise à mieux gérer le risque de change et le risque de fluctuation des matières premières en développant des outils de gestion de risques et en migrant vers les normes comptables IFRS. Le but était déjà que la STEG ait une meilleure visibilité sur sa comptabilité et qu'elle renforce ses fonctions de conformité en interne, tout ce qui est gouvernance anti-corruption, notamment.

 

En tant que bailleur de fonds orienté vers le changement climatique et les énergies renouvelables, comment estimez-vous l'avancement de la Tunisie sur ce point ?

Antoine Sallé de Chou : Il y a trois grands programmes des énergies renouvelables : les concessions, qui sont des projets à grande capacité, les autorisations, pour de plus petites capacités, et l'autoconsommation relevant des opérateurs privés et qui créeraient des centrales pour leurs propres besoins. Et sur ces trois régimes, il y a trois vitesses différentes d'avancement.

Au niveau des concessions, il y a un bon avancement, même si les changements de gouvernement ont créé des ralentissements importants. C'était l'un des vrai succès de l'année 2019. La Tunisie a attiré en juillet 2019 les tarifs les plus bas d'Afrique sur son programme solaire de 500MW. C'est-à-dire qu'on a des investisseurs internationaux, qui regardent toutes les opportunités d'investissement dans le monde et qui ont choisi d'investir en Tunisie et d'assigner une prime de risque extrêmement basse, car ils sont à l'aise avec le cadre général d'investissement. La Tunisie peut être fière.

La BERD a beaucoup travaillé avec le ministère de l'Énergie, notamment, sur ce cadre d'investissement. En revanche, nous sommes maintenant à plus d'un an et demi plus tard et l'étape importante, qui est la ratification de ces concessions solaires par le parlement, n'est toujours pas réalisée. Il s'agit de la dernière étape pour pouvoir finaliser le financement de ces projets, pour lesquels la BERD compte être l'un des grands financiers de ce programme, et voir enfin les premiers coups de pioche.

Pour les autorisations, les projets en-dessous de 15 Mégawatts pour le solaire et de 30 Mégawatts pour l'éolien, ca avance moins bien. Nous avons toujours fait passer le même message :  le cadre d'investissement ne rends pas ces projets finançables. Il y a des problèmes au niveau de l'allocation du risque, entre la partie privée et la partie publique. Il y a une question clé, à savoir qui prend le risque au cas où la centrale n'est pas raccordée au réseau de la STEG, qui est une situation dont souffre malheureusement plusieurs développeurs. Pour nous, il est important d'améliorer ce cadre légal et nous avons fait des propositions en ce sens depuis plusieurs années.

Le troisième cadre a beaucoup de potentiel en Tunisie. Nous connaissons un grand nombre d'industriels qui avaient des projets de développer leur propre centrale solaire pour leur propre consommation. Malheureusement, nous faisons face à un cadre réglementaire flou. En effet, l'une des variantes importantes pour déterminer la rentabilité d'un tel projet et pour définir un Business Plan se fonde sur le coût du transport de l'électricité. Combien est-ce que la STEG va facturer aux opérateurs privés pour transporter son électricité jusqu'à son point de consommation ? Tout cela doit être clarifié par décret.

Qu'en est-il des autres entreprises publiques et du reste de votre réponse a la crise COVID ?

Antoine Sallé de Chou : En 2020, à part la STEG, nous n'avons pas réalisé d'autres nouveaux financement pour une entreprise publique et tout le reste de notre activité (50 millions d'euros d'investissement) a été centré sur le secteur privé, notamment via un soutien au secteur financier.

Initialement, tout le monde, y compris la Banque centrale de Tunisie, avait des craintes par rapport à la liquidité dans le secteur financier. Mais en réalité, et durant la période de confinement, les gens consomment moins, donc ils épargnent un peu plus. Dans la mesure où en Tunisie les gens ont relativement confiance en leur banque, les dépôts ont donc augmenté. Parallèlement il y a eu très peu de besoins de crédits octroyés à la consommation, à l'investissement ou encore à l'importation.

La demande de crédits a donc chuté, ce qui veut dire que certaines banques sont restées assez liquides, et nous avons aujourd'hui des niveaux historiquement bas de refinancement de la Banque centrale. Mais ponctuellement, nous avons identifié des contreparties qui voyaient encore de l'activité sur certains segments ou secteurs défensifs et donc avait des besoins en liquidité. Nous avons voulu les accompagner pour pouvoir continuer à croître et à soutenir les PME tunisiennes. Nous avons ainsi fourni une ligne de financement de 5 millions d'euros à la Compagnie Internationale de Leasing ainsi qu'à ATL Leasing.

Plus récemment, 3 millions d'euros à Enda tamweel car la microfinance continue à avoir de la croissance. De plus, nous avons innové sur la manière de faire. Nous avons mené ce projet conjointement avec Attijari bank à travers un mécanisme de partage de risque. C'est la première fois que nous faisons cela en Tunisie et la première fois de l'histoire de la BERD que nous le faisons avec une institution de microfinance. C'est-à-dire qu'Attijari bank fournit la monnaie locale à Enda tamweel et que la BERD prend 50% du risque.

Nous avons aussi continué à accompagner le secteur financier sur des d'aspects plus structurels, en particulier, la transition du secteur vers les normes comptables IFRS. Nous avons formé un nombre important de cadres comptables dans les banques et les sociétés de Leasing sur ces normes. Nous travaillons également avec la Banque centrale pour l'accompagner dans ses fonctions de supervision sur les IFRS. Il s'agit d'un chantier très important qui permettra d'avoir plus de visibilité sur la performance et la transparence des opérations dans le secteur financier.

La compagnie agroalimentaire Land'Or, une vraie pépite tunisienne, a aussi bénéficié d'un financement régional de la BERD de près de 11 millions d'euros pour le développement de son activité en Tunisie et pour la construction d'une nouvelle usine au Maroc. Nous sommes très heureux d'accompagner Land'Or au Maghreb puisque les acteurs tunisiens qui se régionalisent de cette manière ne sont pas nombreux.

Nous avons aussi fourni un financement record de 25 millions d'euros pour le soutien aux opérations du commerce extérieur, notamment avec la Banque de Tunisie.

Enfin, nous avons également continué à soutenir les PME via notre programme d'assistance technique financée par l'Union européenne. Nous avons travaillé en particulier sur les secteurs les plus affectés par la crise, dont le tourisme. Nous avons signé un accord avec le ministère du Tourisme et l'Organisation mondiale du tourisme pour développer une stratégie de relance du tourisme post-Covid-19.

 

Plus de 5 milliards d'euros de financements mobilisés par la BERD, la Banque mondiale et l'Agence Française de Développement (AFD) n'ont toujours pas été déboursés. A combien s'élève la part de la BERD dans ces financements ?

Antoine Sallé de Chou : Près de 90% de notre portefeuille reste à débourser. De notre côté, le ratio devrait s'améliorer assez rapidement en 2021 en raison du projet de la STEG qui devrait décaisser vite, si celle-ci avance sur les réformes sur lesquels nous nous sommes mis d'accord. D'une façon générale, tous les bailleurs rencontrent des difficultés importantes sur la mise en œuvre et le déboursement de leurs projets d'infrastructure. Il est urgent de lever les obstacles à l'accélération de ces grands programmes, pour le bénéfice des Tunisiens.

L'un des principaux problèmes se trouve au niveau de la passation des marchés publics. Quand nous finançons un grand projet, nous avons des assistances techniques sur lesquelles il faut recruter des consultants et des travaux publics sur lesquels il faut recruter des prestataires. Les règles internationales des bailleurs s'appliquent dans ces cas-là, mais il y a encore beaucoup de difficultés à marier ces règles aux normes nationales tunisiennes. Des blocages sont très fréquemment créés, et les appels d'offre sont souvent renvoyés à la commission supérieure des marchés pour revue, même quand cela n'est pas nécessaire.

Plusieurs mois de délai sont rajoutés et c'est autant de mois pendant lesquels l'usager tunisien ne voit pas les fruits de ce projet. Ceci a un coût pour l'économie tunisienne : tous ces projets ont une rentabilité économique positive, c'est-à-dire qu'on sait que tel projets ferroviaire, ou d'assainissement ou de transport urbain aura un impact positif sur le PIB de la Tunisie lorsqu'ils verront enfin le jour. Or, plus on repousse ce projet, plus on repousse cet impact positif sur l'activité économique, créant donc coût d'opportunité important pour la Tunisie.

 

Quelles répercussions de l'instabilité politique en Tunisie sur les bailleurs de fonds ?

Antoine Sallé de Chou : En Tunisie, la démocratie est en plein exercice. Cependant, cette instabilité pèse beaucoup sur l'activité économique, avec un gouvernement qui a changé trois fois en une seule année (2020), avec à chaque fois de nouvelles priorités et des gouvernants forcés d'agir en " pompiers ", à gérer et à éteindre plusieurs " incendies " sanitaire et économique, entre autres. Cela veut dire qu'en tant que bailleurs, nous ne pouvons pas mener trop de discussions de front nos contreparties gouvernementales. Nous pouvons faire plus, mais il faut que les chantiers déjà lancés puissent avancer.

L'instabilité politique pèse aussi beaucoup sur le secteur privé parce que beaucoup d'investissements sont mis à l'arrêt. Le régime de l'autoconsommation d'énergie renouvelable est un bon exemple. Ce dernier représente une source potentielle d'investissements importante en Tunisie, tout en étant un facteur d'amélioration de la compétitivité de l'industrie tunisienne. Mais rien ne peut avancer si l'on n'a pas de décisions politiques.

 

Quelles seraient les conséquences de l'instabilité politique persistante sur l'engagement de la BERD en Tunisie ?

Antoine Sallé de Chou : La Tunisie occupe une place particulière au sein de la BERD. C'est la révolution tunisienne qui a lancé notre grande aventure dans la région Sud et Est de la Méditerranée. Notre Vice-président, Alain Pilloux, l'a bien réitéré pendant la cérémonie de signature du projet STEG. Nous voulons continuer à soutenir la Tunisie via des financements importants mais il est clair qu'il faut que l'on voie des progrès sur les engagements en matière d'investissement et de réforme.

Ce projet avec la STEG est notamment très important pour notre conseil d'administration et il sera très attentif aux progrès sur la feuille de route de réformes, dont dépendent les décaissements de ce financement. Dans le futur, si nous ne constatons pas d'avancées sur le décaissement de projets existants, les discussions seront plus compliquées sur de nouveaux financements secteur public.

Nous serons toujours là pour le secteur privé et nous voulons faire plus pour lui avec l'aide des autorités tunisiennes, en particulier en soutien pour les PME. Or, nous faisons face à des problèmes structurels concernant les moyens de couvrir les risques de change sur nos financements PME aux banques tunisiennes. Les bailleurs prêtent en euro aux banques et après les banques prêtent en dinars aux PME. Il n'existe pas dans les marchés de capitaux d'outils de couverture de change. Il y a un organisme public, le fonds de péréquation des changes qui gère cela mais qui n'est plus opérationnel. Nous travaillons avec le ministère des Finances et l'Union européenne pour redémarrer ce fonds, de qui pourrait débloquer des centaines de millions d'euros de financement pour les PME.  Nous souhaitons faire beaucoup plus en soutien au secteur financier et aux PME tunisiennes.  

Propos recueillis par Myriam Ben Yahia

Publié le 15/02/21 11:17

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