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Youssef Souli : «Trop stigmatisé en Tunisie, le secteur privé est le dernier rempart contre cette situation catastrophique»

ISIN : TN0009050014 - Ticker : PX1
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Crise économique, confinement, chômage… L'heure n'est pas à l'embauche. Contraints d'espérer que les premiers signes d'une reprise ne tardent pas trop à se manifester, les cabinets de recrutement prennent donc leur mal en patience. Nous profitons ainsi de cette période de calme forcé pour décortiquer les caractéristiques du marché de l'emploi en Tunisie et analyser sa situation actuelle. Et qui mieux que Youssef SOULI, ancien conseiller auprès du ministère de l'Emploi au Canada et fondateur de Workosolutions en 2006, cabinet spécialisé dans la chasse de têtes des cadres dirigeants, d'en faire le constat.

Habituellement discret, le recruteur expert par sa connaissance du marché du travail, revient sur le déséquilibre dans la relation salarié/employeur et les changements qu'il faut apporter à cette relation après la crise du Coronavirus.

L'année 2020 sera inévitablement caractérisée par le recours aux licenciements de milliers de salariés. Quelles sont vos estimations concernant les répercussions de la crise sur le marché de l'emploi ?

Honnêtement, l'année 2020 démarrait sur une note positive en matière de recrutement. Notre carnet de commandes était rempli pour l'année dès la fin février et ce, dans différents secteurs (banque, assurance, automobile, hydrocarbures, éducation, informatique.). Malheureusement, et de manière assez spectaculaire en l'espace de 48h, toutes les activités se sont trouvées arrêtées. Il a fallu d'abord comprendre ce qui se passait, s'informer et s'organiser pour mettre en place le télétravail pour assurer un minimum de continuité dans les activités.

Pour notre part, on a survécu aux deux crises précédentes qui déjà étaient virulentes. La première est la crise des subprimes (2008/2009) qui a impacté directement plusieurs grands investissements en Tunisie (Sama Dubai, Boukhater, etc.) ainsi que l'ensemble du tissu économique ayant des projets à l'export.

La deuxième crise est survenue suite à la révolution Tunisienne de 2011 qui a arrêté d'un coup toutes les activités pendant de longs mois en Tunisie avec des séquelles économiques telle que la fermeture et la délocalisation de plusieurs dizaines d'entreprises étrangères employant des milliers de personnes en Tunisie. A titre indicatif, nous sommes passés de 4 ou 5 rendez-vous en 2010 avec des prospects étrangers voulant s'installer en Tunisie à 1 seul par an en 2019.

Aujourd'hui, la crise du COVID19 est sans aucun doute bien plus violente et a pris tout le monde au dépourvu. En quelques jours tout s'est arrêté. Nous sommes en contact étroit et privilégié avec les chefs d'entreprise de notre réseau constitué depuis une quinzaine d'années, et nous pouvons affirmer que cette crise a mis à genoux la majorité des entreprises qui, malgré leurs pertes, font des efforts monstres afin de garder leurs employés et leur garantir la totalité de leurs salaires en fin du mois. Les échanges que nous avons avec nos donneurs d'ordre sont malheureusement alarmants.

Il n'est jamais facile pour une entreprise de se séparer de ses effectifs sans qui elle n'existerait pas.

L'année 2020 sera inévitablement caractérisée par le recours au chômage technique et aux licenciements de milliers de salariés malgré toute la volonté des chefs d'entreprise de préserver leurs effectifs. Ils n'auront pas le choix, c'est une question de survie de leurs entreprises. Fermer une entreprise c'est très facile et très rapide, la rouvrir c'est très difficile.

A ce titre, je tiens à rappeler que ces choix ne se font que dans la douleur. Il n'est jamais facile pour une entreprise de se séparer de ses effectifs sans qui elle n'existerait pas. Le secteur privé trop stigmatisé en Tunisie est probablement le dernier rempart contre une situation catastrophique déjà à nos portes. Il faut définitivement apporter un changement culturel dans la relation salarié/employeur en Tunisie, redorer l'image du patronat créateur de valeur ajoutée pour notre économie aux abois. Il faut une reconnaissance et un soutien réciproque dans cette relation trop déséquilibrée depuis 2011.

Force est de constater que les capitaines d'industrie ont les mains liées entre des charges fiscales et sociales (sans compter les différentes nouvelles taxes contextuelles passées et à venir) et une approche syndicale trop populiste qui noie dans l'œuf toute tentative créatrice de nouveaux emplois.

L'année 2020 verra malheureusement le nombre de sans-emploi augmenter très significativement dans un contexte de récession dangereux pour la Tunisie (-4,6% d'après le FMI). Il faudrait revoir et rendre plus flexible le Code du Travail. Tout faire pour faciliter et favoriser la création d'emplois même temporaires, encourager l'intérim, valoriser tous les métiers sans exception, créer et développer des outils facilitant et encourageant l'embauche rapide et sans contrainte autre que le SIVP, décloisonner le marché de l'emploi, accentuer encore une fois et développer le partenariat entre les acteurs privés de l'emploi et le Ministère de l'Emploi….

Il faut comprendre aujourd'hui qu'un employeur hésite et réfléchit trop longtemps avant de lancer un recrutement par crainte des charges en sus du salaire et des contraintes juridiques en cas de baisse d'activité. Sans compter les frais financiers devenus un boulet pour toute activité économique (taux d'intérêt à 9%). 

Il faut vraiment et rapidement travailler sur un changement de mentalité vis-à-vis du travail

Aujourd'hui, il est probablement plus intéressant de rester à la maison à ne rien faire que d'aller travailler ou lancer une entreprise. Il faut vraiment et rapidement travailler sur un changement de mentalité vis-à-vis du travail. Trop de postes sont non comblés par des jeunes sans emplois qui refusent de travailler et apprendre un métier.

 

En côtoyant les jeunes diplômés en recherche d'emploi, quels constats tirez-vous ?

WorkoSolutions est certes plus connu pour son positionnement en tant que spécialiste du recrutement des postes de cadres dirigeants et intermédiaires, ceci ne nous empêche pas de recevoir beaucoup de jeunes en recherche de leur première expérience professionnelle. Notre rôle est de les écouter, de les coacher et de leur prodiguer des conseils afin qu'ils soient plus forts pour affronter le marché de l'emploi. La nouvelle génération Y et X est certes débordante de dynamisme, pleine d'idées novatrices et porteuses d'espoir mais en les côtoyant nous avons différents constats qui nous ont aidé à mieux les comprendre afin de mieux les conseiller.

Le premier constat majeur c'est le manque de Soft Skills chez les candidats. Il s'agit des compétences qui ne s'apprennent pas à l'école et qui sont pourtant essentielles à tout métier. En effet, on remarque le non-respect des heures de RDV, tenue vestimentaire non adéquate pour passer un entretien, envoi d'emails sans objet, user de familiarités, langage sms dans les écrits, niveau de langues parlées et rédigées moyen, gestuelle inadaptée, absence du sens de l'écoute, non-respect des règles de discussion. Néanmoins, nous leur assurons tout le conseil et coaching nécessaire afin d'améliorer leurs compétences comportementales.

Le deuxième constat majeur pour la nouvelle génération c'est le manque de patience. En effet, ils sont assez " Speed " dans leurs décisions et ils manquent de pragmatisme et de réalisme. Ils considèrent que tout est dû et n'acceptent malheureusement pas beaucoup de postes qui leur sont proposés. Les stages et les postes d'intérim ne les attirent pas. Par ailleurs, nous intervenons auprès d'eux afin de les orienter face à leurs erreurs de positionnement salarial, la majorité aura tendance à se positionner au-dessus de la moyenne du marché. 

Beaucoup refusent des postes d'apprentissage dans leur début de carrière par souci de facilité. Nous remarquons qu'un certain nombre de jeunes diplômés tendent vers la fonction publique et attendent impatiemment les concours étatiques. Cependant, nous savons tous que le privé offre de meilleures opportunités d'évolution de carrière et d'apprentissage ainsi que des niveaux de rémunération plus attractifs. Un ingénieur informatique avec deux années d'expérience peut toucher jusqu'à 2.500 dinars dans le privé alors que son salaire ne dépassera pas les 1.500 dinars dans la fonction publique. 

C'est ainsi que la tendance est en train de s'inverser aujourd'hui puisque nous voyons un grand nombre de fonctionnaires avec une dizaine d'années d'expérience aller vers le secteur privé fuyant la lenteur, la stagnation et la bureaucratie et cherchant un meilleur salaire dans le privé.

Le troisième constat c'est que les jeunes sont actuellement poussés parfois " à tort " vers l'entreprenariat : présence de pépinières et incubateurs de projets dans chaque université, multiplication des filières d'études spécialisées en entreprenariat, aides proposées par l'Etat pour la création d'entreprises afin de faire baisser le taux de chômage et n'oublions pas la nature, même, de la nouvelle génération qui est assez indépendante et anticonformiste.

Cependant, avant de se lancer dans une expérience entrepreneuriale, on pense que le candidat doit d'abord avoir une première expérience en entreprise afin, au moins, de connaitre le fonctionnement général d'une organisation et de se familiariser avec les difficultés réelles auxquelles il devra faire face ultérieurement. C'est ce qui explique malheureusement le taux d'échec d'un grand nombre de projets.

Par ailleurs, on voit ces dernières années l'émergence de Fonds incubateurs d'entreprises et accélérateurs de startup qui jouent un rôle important dans l'accompagnement des nouveaux projets et qui sont derrière la réussite d'un bon nombre de startups. Nous avons accompagné Flat6Labs, programme d'amorçage et démarrage de startups, pour des recrutements stratégiques. Ils ont fait appel à nous principalement pour notre créativité et la capacité de nos consultants à comprendre les enjeux de chaque entreprise en plus de notre expertise et connaissance des différents métiers. Nous sommes fiers d'être le partenaire d'une entreprise qui a permis d'accompagner un bon nombre de projets innovateurs et prometteurs.

Je reste confiant pour le futur malgré une année 2020 clairement semée d'embûches

Nous pensons que notre jeunesse est notre espoir. Ils sont créatifs, débordants d'idées, pleins de bonne volonté et très intelligents. C'est notre principal capital pour le futur. Les accompagner et les suivre, est notre rôle et devoir. Nous sommes peut-être en déphasage avec eux sur certains aspects mais nous faisons de notre mieux pour nous adapter à leur vision et leurs attentes du monde du travail afin d'être à leurs côtés et les faire bénéficier de notre expérience et expertise dans le but qu'ils réussissent leurs projets professionnels.

 

La construction de l'employabilité des salariés relève de la responsabilité de plusieurs acteurs. Quels sont, à l'heure actuelle, les enjeux face à la crise ?

L'enjeu de l'employabilité qui est fortement corrélée à une inadéquation entre les formations universitaires et les nouvelles exigences du monde de l'emploi, est un sujet que nous avons longuement étudié avec un grand groupe de l'Enseignement, notre client et partenaire de longue date. Ils ont sollicité notre expertise afin de les conseiller sur la mise en place d'une cellule d'emploi et employabilité dans leurs écoles afin d'aider les étudiants en classes terminales à affronter le marché de l'emploi.  

Ces étudiants ont besoin d'être accompagnés avant leur sortie d'école car le constat est que peu d'aide ou structures sont mises en place par le Ministère de l'emploi afin de les aiguiller.  Des formations diplômantes rapides et ciblées, à l'instar des coding Bootcamps, seraient plus aptes à permettre aux jeunes d'accéder à des emplois qui répondent aux tendances actuelles de recrutement ou même être des solutions pour des personnes à la recherche d'une reconversion professionnelle. Nous sommes, par ailleurs, en train d'accompagner un grand Fonds d'Investissement sur un projet similaire avec un partenaire international du monde de l'éducation.

Je reste confiant pour le futur malgré une année 2020 clairement semée d'embûches. In fine, l'énigmatique régime tunisien a su se redresser à chaque fois malgré vents et marrées. Par ailleurs, signe positif dans cette crise, les grandes Bourses mondiales ont, quoiqu'il en soit, anticipé une reprise économique pour 2021…

Propos recueillis par Omar El Oudi

Publié le 22/04/20 19:21

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