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Jesko HENTSCHEL, Banque mondiale : «Il faut mettre fin aux déficits chroniques des entreprises publiques»

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L'un des auteurs principaux de l'édition 2013 du Rapport sur le développement dans le monde, consacrée à l'emploi, le Directeur des Opérations pour le Maghreb et Malte à la Banque mondiale, Mr Jesko HENTSCHEL, a rejoint l'institution en 1992 et a depuis occupé diverses fonctions en Amérique latine et dans les Caraïbes, en Afrique, en Europe et en Asie centrale. L'Economiste allemand s'exprimera, en exclusivité, au cours de cette interview sur l'assistance financière de la BM à la Tunisie ainsi que les propositions stratégiques de l'institution sur les réformes prioritaires en Tunisie adressées au Gouvernement d'Elyes FAKHFAKH, particulièrement en ce qui concerne les performances insatisfaisantes et les déficits financiers chroniques des entreprises publiques.

Propos recueillis par Omar El Oudi 

 

Comment évaluez-vous jusqu'ici l'assistance financière de la Banque mondiale à la Tunisie pendant la crise liée au coronavirus (COVID-19) en comparaison avec d'autres pays de la région ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le Groupe de la Banque mondiale (GBM) a jusqu'ici soutenu 100 pays, abritant 70% de la population mondiale, dans le cadre d'une assistance accélérée (Fast Track Facility) COVID-19. Cette facilité avait pour objectif de répondre aux chocs liés à la santé, à l'impact de la crise sur l'économie ainsi qu'aux aspects sociaux auxquels ces pays sont confrontés.

Ce soutien initial, qui visait à renforcer la capacité de riposte aux pandémies des pays membres, à accroître la surveillance des maladies et à améliorer les interventions de santé publique concernait la réponse à la crise sanitaire, a concerné 9 pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) pour un montant total de 211,9 millions de dollars. La Tunisie a quant à elle bénéficié d'un financement d'urgence de 20 millions de dollars.

Un autre volet de l'aide d'urgence concerne l'appui aux pays pour financer des assistances sociales d'urgence (et étendre les filets sociaux) et à aider le secteur privé à continuer de fonctionner et de maintenir les emplois. En Tunisie, par exemple, plus de 130 millions de dollars ont été mis à la disposition du gouvernement à travers de telles réallocations.

Il est à noter que le soutien du GBM ne se limite pas aux interventions d'urgence, mais comprend également une deuxième phase de soutien qui concerne la relance et la résilience. Le nouveau financement de la politique de développement de la Tunisie (DPF), approuvé par notre conseil d'administration le 12 juin, en est un exemple. Il s'inscrit dans une approche conjointe d'appui à la Tunisie de cinq partenaires au développement, coordonné aussi étroitement avec l'appui macro-financier de l'Union Européenne.

Le montant du prêt, côté Banque mondiale, est fixé en fonction des limites de financement des pays et de leur capacité à absorber les ressources des prêts. Nous veillons très soigneusement à ce que les pays ne soient pas surchargés de nouvelles dettes. Ce nouveau DPF prend ces principes en considération et le GBM réitère son soutien à la Tunisie dans chaque phase de la crise et en particulier dans la phase de relance et de résilience.

 

Ces financements alloués à la Tunisie sont-ils suffisants pour atténuer les impacts sociaux et économiques de la crise ? La Banque mondiale envisage-t-elle d'accorder de nouveaux financements ?

Face à la crise, le gouvernement a revu son budget pour l'année 2020 afin de prendre en compte le nouveau contexte économique (probable forte baisse des recettes, prix du pétrole plus bas, etc.) mais également pour essayer de dégager un espace budgétaire (y compris par la priorisation de certaines dépenses) permettant de répondre à la crise (renforcement du secteur de la santé, appui aux ménages pauvres et aux personnes et entreprises vulnérables ou affectées par la crise). Ainsi les besoins de financement du gouvernement tunisien, comme pour la plupart des pays, ont significativement augmenté au moment même où les conditions d'accès aux marchés financiers, notamment internationaux, se sont dégradées.

Dans ce contexte, la Banque mondiale et d'autres bailleurs ont rapidement répondu aux besoins de financement et de liquidité du gouvernement en adaptant et restructurant des projets existants, comme je l'ai mentionné précédemment. En outre, nous avons mené, en coordination avec plusieurs autres bailleurs, une initiative similaire pour appuyer certaines entreprises publiques critiques, notamment dans les services publics de base (électricité, eau, etc.).

Même si plusieurs pays à travers le monde entament un déconfinement graduel, les perspectives économiques pour la deuxième moitié de 2020 et l'année 2021 restent marquées par un niveau d'incertitude élevé et sans précédent récent. Nous devons donc garder une capacité financière et une grande flexibilité afin de répondre aux besoins futurs éventuels. En outre, le gouvernement est en train de préparer un plan de relance qui devra permettre de définir les priorités de financement dans les prochaines années. 

En ce qui concerne les financements futurs de la Banque mondiale, notre stratégie de partenariat arrivera à terme à la mi-2021. Nous entamerons donc dans les prochains mois des discussions avec le gouvernement sur les orientations de la stratégie 2021-2025. Vu le niveau élevé des demandes d'assistance à la Groupe Banque Mondiale, et les contraintes en ressources, il serait important de bien prioriser les requêtes de la Tunisie, afin qu'on utilise les ressources disponibles pour les projets et programmes qui auront les meilleures chances d'avoir un impact fort sur le développement économique et social du pays. Dans ce sens, il est évident que la Banque ne pourra financer que les priorités, comme les projets liés à la relance économique, les appuis aux populations les plus vulnérables et les investissements dans le capital humain.

 

En contrepartie de ces financements, quelles sont vos recommandations au gouvernement pour équilibrer les finances publiques ?

Face à cette crise sans précédent, la priorité était, en Tunisie et à travers le monde, de mettre en œuvre des actions de réponses sanitaires, sociales et économiques pour éviter que la pandémie ne se transforme en crise plus profonde avec des conséquences négatives aussi bien dans le court que le moyen terme. Cette réponse a nécessité des ressources financières importantes, une expérience partagée avec plusieurs pays dans le monde. Pour garder une capacité de réponse à d'éventuelles crises avec une politique budgétaire contracyclique, la Tunisie aura besoin de reformer ses finances publiques. Dans une note intitulée " Propositions stratégiques sur les réformes prioritaires en Tunisie " adressée au nouveau gouvernement avant la crise liée au coronavirus, nous avions proposé, avec la Commission Européenne et la Banque Européenne de Développement, quelques recommandations de réformes structurelles toujours pertinentes aujourd'hui.

Après une longue période de déficits budgétaires importants et de forte augmentation de la dette publique, remettre la Tunisie sur le chemin d'une croissance inclusive répondant aux aspirations de ses citoyens passe nécessairement par un assainissement budgétaire graduel. Celui-ci doit se fonder sur une amélioration significative de l'efficacité et de l'équité des dépenses publiques ainsi que sur la mise en place d'un système fiscal juste, associé à des réformes structurelles soutenant la croissance et l'emploi. Il s'agira d'améliorer la gestion des ressources humaines de l'État et d'augmenter la productivité de l'administration publique et la qualité des services aux citoyens. Un engagement décisif sur la digitalisation des services publics permettra une meilleure qualité de service, mieux ciblée, et à moindre coût pour le contribuable.

Les prix actuellement bas du pétrole et les progrès récents sur la protection sociale et l'identification des citoyens sont autant d'opportunités pour accélérer la réforme des subventions les moins progressives et les plus budgétivores, notamment celles sur les produits énergétiques. Du côté des recettes, le défi est de passer d'un système fiscal qui mobilise beaucoup de ressources mais de manière inefficace et peu équitable vers une meilleure répartition et collecte de l'impôt.

En outre, les performances insatisfaisantes et les déficits financiers chroniques des entreprises publiques grèvent le budget de l'État et freinent la productivité de l'économie tunisienne. La priorité est de renforcer la gouvernance et la transparence des entreprises publiques, de restructurer les entreprises en difficulté en priorisant les plus critiques pour les services publics et l'économie tunisienne et en mobilisant davantage les compétences et le financement du secteur privé sous forme de partenariat avec les entreprises publiques.

 

Est-ce que vous proposez un plan spécifique au gouvernement pour faire face à la situation très préoccupante des entreprises publiques dont certaines sont en quasi-faillite ?

Le poids des entreprises publiques sur le budget de l'État a été longuement occulté par un système de reporting financier et une comptabilité qui ne répond pas aux standards internationaux. Par exemple, la présentation du budget de l'État n'inclut ni les garanties ni les subventions octroyées à ces entreprises, à travers les différents mécanismes.

Le rapport sur la performance des entreprises publiques, présenté au Parlement avec le budget 2020, a permis une lecture approfondie de la situation dans laquelle se trouvent ces entreprises. Il serait important de continuer une analyse rigoureuse de la situation, sur une base rationnelle et des données chiffrées plus détaillées.

Une diffusion plus transparente des informations financières permettrait de mieux structurer le débat public entourant les performances des entreprises publiques et surtout leur coût de maintien, ce qui pourrait contribuer à une prise de décisions efficaces.

Il semblerait important de reconsidérer le statut des entreprises publiques qui opèrent dans les secteurs commerciaux et concurrentiels, à l'instar du tabac, de la sidérurgie, du transport aérien, de l'exploitation des ressources naturelles (comme le sel), etc. La réforme du système des entreprises publiques demeure bien sûr une décision souveraine. Néanmoins il est important d'améliorer la concurrence et la gouvernance dans la meilleure transparence et d'ouvrir ces secteurs à d'autres investisseurs.

Aujourd'hui, le niveau des pertes des entreprises publiques, notamment dans les secteurs concurrentiels, est absolument inacceptable. Par ailleurs, la performance et le niveau de services de certaines entreprises publiques, comme Tunisair ou la STAM, ont été analysés et revus à plusieurs reprises.

L'État doit donc prendre les actions nécessaires pour redresser la situation et inverser cette tendance négative, ou bien de changer les modalités de prestation des services. L'amélioration de la transparence sur le coût de la fourniture des services publics de base sera aussi un élément déterminant pour renforcer la performance des entreprises publiques.  

Un système de financement où l'État prend en charge les services fournis sur la base des besoins sociaux (en toute transparence) et oblige les entreprises à fournir les autres services sur la base du principe de recouvrement des coûts est pratiqué dans plusieurs pays et pourrait être bien considéré en Tunisie.

Le modèle de partenariats public-privé (PPP) offre beaucoup d'opportunités en matière d'investissements dans les moyens de production de ces services. Malheureusement, la Tunisie n'en profite que très peu. Le pays bénéficierait donc d'une gestion renforcée basée sur des principes de gouvernance saine et efficace.

 

Qu'en est-il des grandes réformes qui traînent depuis des années et des grands projets d'infrastructure qui n'ont pas vu le jour ? La crise du Coronavirus va-t-elle compliquer davantage les choses ?  

La crise du coronavirus aura certainement un effet néfaste sur la mise en œuvre des projets d'investissements publics. Des retards de plusieurs mois sont à prévoir. De plus, les dépenses exceptionnelles liées aux mesures économiques et sociales mettront davantage de pression sur les finances publiques et pourraient amener le gouvernement à retarder des projets déjà prévus.

Néanmoins, la crise peut générer de nouvelles opportunités.  Les processus de réformes déjà entamées pourraient être accélérés, étant donné les pressions sur les dépenses publiques et sur la mise en œuvre des projets d'infrastructure. Il s'agirait notamment d'accélérer radicalement les projets proposés en PPP, dans les énergies renouvelables, les infrastructures portuaires, les investissements dans les infrastructures hydrauliques et d'assainissement et pourquoi pas, les transports terrestre et aérien.

Par ailleurs, la pression financière résultant de la crise pourrait générer de nouvelles opportunités quant à l'amélioration du secteur de l'infrastructure. On pourrait ainsi trouver des solutions permanentes, sur un modèle de PPP, aux problèmes liés au manque de performance du port de Radès, à la gestion de l'aéroport Tunis-Carthage (et son extension), ou encore à la modernisation du transport urbain.  La Tunisie possède le cadre juridique adéquat et une capacité institutionnelle pour tester cette approche.  

Parallèlement, il faudra aussi se concentrer sur la transformation du secteur du tourisme, secteur clé de l'économie tunisienne. À l'issue de la crise, il faut s'attendre à une demande pour une offre touristique de qualité, en assurant une sécurité sanitaire et en respectant l'environnement. La Tunisie est un pays qui a tous les atouts pour un tourisme responsable de haute qualité. Le pays devra donc prendre des mesures novatrices, comme proposer des parcours ou des hébergements liés au potentiel culturel et historique du pays, au lieu d'essayer de sauver, encore une fois, un modèle dépassé, avec peu d'espoir d'être revitalisé.

 

En ce qui concerne la dette extérieure de la Tunisie, qualifiée d'insoutenable, avez-vous évoqué un plan de rééchelonnement avec le gouvernement ? Le cas échéant, pensez-vous que la Tunisie est capable d'honorer ses engagements extérieurs cette année ? 

Le gouvernement tunisien n'a pas évoqué avec nous un plan de rééchelonnement de la dette. Il est évident que la crise de Covid-19 a ajouté une pression supplémentaire sur les finances publiques et sur l'économie tunisienne. Cette pression risque de réduire les ressources pour le service de la dette extérieure, notamment la baisse de la croissance, la diminution des recettes de l'État et des exportations, la chute attendue du tourisme, et les projections de baisse des transferts des tunisiens à l'étranger et des investissements directs étrangers.

Cependant comme je l'ai évoqué plus haut, la Tunisie bénéficie d'un appui financier considérable de la communauté internationale pour mobiliser les besoins financiers dont elle a besoin. Il y a, au niveau mondial (dans le cadre du G-20), des initiatives en cours pour revoir les possibilités de rééchelonnement de la dette des pays les plus pauvres, mais ces discussions ne concernent pas, à l'heure actuelle, des pays à revenu moyen comme la Tunisie.

Publié le 14/06/20 20:04

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