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Dossier : Comment la dette des hôpitaux menace les droits des Tunisiens

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Le constat désolant n'est plus à réfuter et fait l'unanimité de tous les intervenants du secteur. Les hôpitaux tunisiens ne connaissent pas actuellement leur âge d'or. Pire encore, ils plongent dans une situation extrêmement délicate, alors que tout le secteur de la santé publique s'enfonce davantage dans la crise. En cause, une situation financière plus que difficile qui met en péril le droit des Tunisiens à accéder aux soins, du moins, les plus nécessaires. Comment expliquer cette situation financière très difficile ? A quoi sont dus les problèmes auxquels font face nos hôpitaux publics ? Y-a-t-il aujourd'hui une intention de lâcher le secteur de la santé publique qui semble être livré à lui même ? Le modèle autour duquel est bâti ce secteur touche-t-il à sa fin ou s'agit-il d'une crise financière passagère ? En tout cas, la situation des hôpitaux tunisiens ne répond plus aux exigences d'une population dont le pouvoir d'achat ne cesse de se détériorer. Dans ce dossier, nous essayerons de revenir sur l'état d'endettement des hôpitaux et démontrer comment il menace le droit d'accès aux soins et à la santé. Décryptage.

 

Par Khalil Jelassi

L'hôpital public va mal, le ministère de la Santé, les médecins, les fournisseurs, les syndicats, les patients... le constat est partagé par tous. L'Etat doit présenter un "plan de soutien" d'urgence pour faire face à cette situation dont les retombées ne sont autres que la dégradation de la qualité des services, le manque d'équipements et des médicaments et l'insuffisance des effectifs. Mais derrière cette situation, réside une chaîne d'endettement et d'impayés, dont les hôpitaux, première ligne de soins, sont les principales victimes. En effet, les hôpitaux publics s'enfoncent de plus en plus dans une spirale d'endettement sans fin, alors que leurs budgets annuels ne répondent plus aux exigences des services qu'ils offrent. Le bout du tunnel est loin d'être en vue.

En l'absence de données qui récapitulent les dettes des hôpitaux publics, les derniers chiffres auxquels nous avons eu accès font état d'à peu près 500 millions de dinars de dettes rien qu'auprès de la Pharmacie Centrale de Tunisie (PCT). A ceux-ci s'ajoutent plusieurs autres millions de dinars de dettes envers les prestataires de services et les fournisseurs privés. Les dettes des hôpitaux publics, les centres hospitaliers universitaires (CHU) en particulier, sont si importantes qu'elles menacent, aujourd'hui, leur fonctionnement et met en péril le droit des Tunisiens à accéder aux soins nécessaires.

Dernièrement, le cri d'alerte lancé par l'administration de l'hôpital La Rabta de Tunis, qui connait une crise financière sans précédent a rouvert ce dossier. L'hôpital en question a même menacé de fermeture à cause de la détérioration de sa situation financière marquée notamment par une spirale d'endettement sans fin. La dette de cet établissement a atteint, à lui seul, 14 millions de dinars envers les fournisseurs et les prestataires de services et environ 24 millions de dinars envers la Pharmacie Centrale.

En fait, le cas de l'hôpital de La Rabta, au bord de la faillite, n'est pas isolé, et ne constitue qu'un échantillon qui représente pratiquement tous les hôpitaux publics à l'exception des hôpitaux militaires.

Comment expliquer ce fait ? Qu'est ce qui fait que les hôpitaux tunisiens plongent dans une pareille situation d'endettement ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir sur tout le secteur de la santé publique en Tunisie, et notamment sur le système de la couverture sociale, dont les défaillances sont au cœur de ce gouffre financier.

En effet, pour essayer de décrypter cette question, il faut souligner le fait que toute une chaine d'endettement réside derrière les dettes des hôpitaux dans la mesure où les différentes composantes du système de la santé publique sont interdépendantes, à commencer des caisses sociales, arrivant à la Pharmacie centrale et passant par la Caisse Nationale d'Assurance Maladie (CNAM). Pour faire simple, il s'agit d'un effet d'entrainement qui fait que les hôpitaux tunisiens se trouvent dans une situation financière assez délicate marquée par des taux d'endettement assez élevés : Les hôpitaux publics attendent toujours le recouvrement de leurs redevances auprès de la CNAM, cette dernière réclame ses créances auprès des caisses sociales : la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS), qui doivent, à leur tour, de l'argent aux entreprises publiques et privées. Ces dernières sont dans l'incapacité de verser leurs cotisations sociales trimestriels. Sans oublier bien évidemment la Pharmacie centrale qui vient au bout de la chaine et qui attend toujours le règlement des impayés des hôpitaux publics et de la CNAM.

Donc le principal problème dans cette situation n'est autre que la situation des caisses sociales et de la caisse d'assurance maladie dont le système et tout le modèle de gestion et de gouvernance semble toucher à sa fin. D'ailleurs, une source administrative relevant de la CNAM, sous couvert d'anonymat, a expliqué à Ilboursa qu'une véritable crise de liquidité frappe actuellement les équilibres financiers de cette caisse due notamment au retard mensuel de la CNSS et de la CNRPS enregistré dans le remboursement de leurs dettes envers cette institution qui traine depuis plusieurs années. Ainsi, la CNAM se trouve, à son tour, dans l'incapacité de verser ses dettes envers les hôpitaux publics.

Avant son limogeage, le 7 février dernier, qui intervient sur fond de la détérioration de la situation financière de la CNAM, le PDG de cet établissement, M. Béchir Yarmani, avait dévoilé que le volume des dettes de la CNAM envers les hôpitaux publics est estimé, selon les dernières données, à 400 millions de dinars. Ceci s'explique par le fait que le volume de la dette insoutenable des deux caisses sociales auprès de la CNAM s'élève à 4,5 milliards de dinars ce qui met en péril, en effet, les équilibres financiers de la CNAM qui se trouve incapable de faire face à ses dettes envers les hôpitaux publics. 

Manque de liquidité, pression et pénurie !

Force est de constater que face à cette situation d'endettement provoquée notamment par l'effet d'entrainement au sein du système de santé publique et de la couverture sociale et d'assurance maladie, ce sont les hôpitaux tunisiens qui subissent les affres de la crise financière. Les premières retombées ne sont autres que la dégradation de la qualité des services et des soins, le manque ou l'absence même d'équipements, l'insuffisance des effectifs et la pénurie des produits médicaux et des médicaments.

La récente crise financière qui a ravagé l'hôpital de la Rabta à Tunis, qui n'est qu'un exemple qui représente tout le secteur, illustre parfaitement cette situation. Il y a un mois, cet hôpital ne parvenait même pas à mener à bien les opérations chirurgicales ordinaires, en cause une pénurie endémique au niveau des fournitures, des équipements et produits médicaux, qui a fait que le staff médical de cet hôpital reste les bras croisés devant les besoins de ses patients. Et ce, en raison du manque de liquidité et de ressources suffisantes et à l'accroissement des dettes de l'hôpital envers ses fournisseurs, dont notamment la Pharmacie centrale.

Malheureusement, ce cas n'est pas isolé et représente le système hospitalier en Tunisie. Au CHU Mongi Slim à la Marsa, banlieue nord de Tunisie, la situation n'est pas meilleure. Selon des sources médicales, les différents services de cet établissement connaissent des pénuries au niveau de différents produits et équipements médicaux qui mettent à mal le bon fonctionnement de l'hôpital et la qualité des soins présentés. "Ce qui marque le plus cette situation, c'est le manque de liquidité dont souffre l'hôpital, et ce n'est pas propre à nous, pratiquement tous les hôpitaux connaissent le même sort. L'administration gère son budget au quotidien, et même si la Pharmacie centrale accepte de nous fournir les médicaments nécessaires en dépit de notre situation et de nos dettes, les fournisseurs privés refusent de nous approvisionner en équipements et en produits nécessaires, c'est ce qui explique que parfois tout un service se trouve bloqué face à la pénurie même de gants ou de masques médicaux", explique-t-on.

Nous apprenons également que le CHU de Sahloul à Sousse connait les mêmes problèmes liés à sa gestion financière et à sa dette envers la Pharmacie centrale et les fournisseurs privés. Une source médicale auprès de cet établissement nous a également fait part de pénurie de certains produits, même si on parle de produits basiques.

Ainsi et face à cette situation, ce sont les droits des Tunisiens à accéder aux soins nécessaires et aux services sanitaires qui sont remis en cause et même menacés : Absence de certains services, détérioration de la qualité des soins, délais de rendez-vous très longs, pénurie de médicaments et autres.

Or, le droit à la santé et la qualité des services de santé sont garantis par l'article 38 de la Constitution qui stipule que "L'État garantit la prévention et les soins de santé à tout citoyen et assure les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé."

Pour le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux, on ne peut plus nier le fait que l'endettement des hôpitaux met en péril les droits des Tunisiens à accéder à la santé. Romdhane Ben Amor, responsable au sein du forum, explique dans ce sens que la crise financière de tout le secteur de la santé remonte à plusieurs années mettant en garde contre l'absence d'une volonté politique pour ouvrir ce dossier et préserver les droits des Tunisiens dont notamment les catégories démunies. "Cette crise s'explique notamment par le dysfonctionnement au niveau de la CNAM qui ne peut plus financer les hôpitaux tunisiens. Ces derniers, se trouvent donc dans l'incapacité de régler leurs dettes auprès des fournisseurs privés et de la Pharmacie centrale ce qui met en péril leur fonctionnement et se répercute mal sur la qualité des services", a-t-il expliqué.

Une situation catastrophique ?

En tout cas, pour Mohamed Hedi Souissi, Secrétaire général du syndicat national des médecins, pharmaciens et dentistes de la santé publique, la situation est littéralement "catastrophique" dans la mesure où cette situation financière ne cesse d'impacter lourdement le fonctionnement des hôpitaux tunisiens, ce qui met en péril, effectivement le droit d'accès au soins et aux médicaments. Pour lui, tout le problème réside dans la gestion de la CNAM qui ne répond plus aux exigences de la situation sanitaire et sociale en Tunisie. Il explique, dans ce sens, que cette caisse ignore les revendications des établissements hospitaliers publics alors qu'elle finance convenablement le secteur privé. "Le secteur privé absorbe entre 60% et 70% des taux de remboursement de la CNAM qui ne répond pas à ses engagements envers les hôpitaux publics. Le secteur public est aujourd'hui livré à lui-même et je dirai que la situation dans les hôpitaux est désolante et même catastrophique, ce constat impacte largement le fonctionnement des hôpitaux publics, on ne peut plus continuer dans cette approche", a-t-il déploré.

Si pour lui la situation est catastrophique, c'est parce que certains hôpitaux se trouvent dans l'incapacité de s'approvisionner en produits les plus nécessaires notamment auprès des fournisseurs privés. "Il est vrai que les dettes des hôpitaux auprès de la Pharmacie centrale sont considérables, mais il ne faut pas oublier celles auprès des fournisseurs privés qui refusent de fournir les produits nécessaires aux établissements hospitaliers à cause de leurs impayés cumulés, la réputation financière des hôpitaux ne cesse de se dégrader", a-t-il conclu.

Endettement et budgets limités

Outre ses retombées sur la qualité des soins et sur l'accès à la santé, cette situation d'endettement freine le développement du système hospitalier tunisien, d'autant plus qu'aujourd'hui sa modernisation s'impose. En effet, si la dette des hôpitaux se présente comme l'un des problèmes majeurs pour ce système, les hôpitaux nationaux, et tout le secteur de la santé publique font face à des budgets limités. 

Le budget du ministère de la Santé pour l'année 2020 a connu une augmentation de 18,3% par rapport à 2019 pour atteindre 2,544 milliards de dinars sans compter les recettes propres. Pourtant, ces fonds alloués annuellement au secteur de la santé et notamment aux structures sanitaires de différents types ne répondent pas aux exigences du secteur. Car en effet, 1,99 milliard de dinars sur les 2,54 milliards alloués à ce secteur sont absorbés par les dépenses relatives à la masse salariale et aux opérations de rémunération. Seulement 300 millions de dinars vont à des projets d'investissement portant notamment sur l'amélioration de l'infrastructure sanitaire.

Face à ce constat, le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES) avait tiré, depuis 2016, la sonnette d'alarme concernant l'insuffisance des budgets alloués annuellement au secteur de la santé. Pour ce Forum, il était indispensable "d'améliorer le budget du Ministère de la Santé, hors ressources propres des établissements de santé, pour atteindre un niveau de 7% du budget de l'État".

La part du budget du ministère de la Santé étant respectivement de 6,1%, 5,4%, 5,23% et 5,04% pour les années 2016, 2017, 2018 et 2019. Elle s'est légèrement améliorée en 2020 pour atteindre à peu près 6% du budget de l'Etat.

De plus, la réduction en termes réels du budget de fonctionnement des établissements sanitaires publics est en passe d'aggraver la situation. L'insuffisance enregistrée au niveau de ces ressources financières touche notamment les structures de santé de première ligne. Un budget inférieur à 430 millions de dinars leur a été proposé pour 2020. Il s'agit d'une subvention de l'Etat qui représente la principale source de financement pour près de 2.000 centres de soins de santé primaires et de 110 hôpitaux de circonscription.

Quelles solutions ?

La dette des hôpitaux tunisiens est inquiétante, certes, mais ce constat et cette triste réalité qui ne cessent d'impacter le fonctionnement de ces établissements, ne semblent pas constituer une priorité pour les autorités d'autant plus que les solutions trouvées et les mesures opérées ont simplement retardé "l'explosion de la situation". Car en effet, il y a un an, le ministère de la Santé publique est intervenu pour faire face à la dette des hôpitaux publics, qui, à un certain moment, étaient confrontés au scénario de la faillite. En effet, en mai dernier, la Pharmacie centrale a décidé un rééchelonnement des dettes de ces établissements sanitaires qui s'élèvent à environ 500 millions de dinars. Il a été décidé également d'inclure ces dettes dans les états financiers de la Pharmacie centrale au titre de pertes financières durant les années précédentes, à condition que les hôpitaux endettés versent 50% de la valeur totale de leurs dettes, au profit de la Pharmacie centrale.

Pour plusieurs spécialistes, ces mesures ne constituent que des solutions temporaires loin de remédier définitivement à la situation. Car en effet, des syndicalistes et médecins ont convenu à l'unanimité de la nécessité de réformer le système de santé pour remédier aux carences existantes. Pour Mohamed Hedi Souissi, tout le mal réside dans la gestion du système de couverture sociale et d'assurance maladie. "Il est nécessaire de revoir la gestion de la CNAM et de tout le système de couverture sociale et d'assurance maladie. Il a été convenu avec le lancement de la CNAM, en 2000, de l'évaluer toutes les cinq années, alors rien n'en était. Nous avons besoin d'une large évaluation du rendement de la CNAM, on pourrait aussi la rattacher carrément au ministère de la Santé. Il est question également de la modernisation des hôpitaux en les informatisant ce qui leur permettra de faire 30% d'économies", a-t-il proposé.

Nous nous sommes dirigés vers la commission parlementaire de la santé et des affaires sociales pour savoir si cette question fait l'objet d'un suivi ou d'une éventuelle initiative législative pour sortir de la crise, mais il semble qu'elle ne représente pas une priorité. En effet, le vice-président de la commission, M. Moncef Boughatas, a expliqué à IlBoursa que la question n'a pas été abordée au sein de la commission, "vu que d'autres questions urgentes sont au cœur du débat comme notamment celle du projet de loi portant sur la responsabilité médicale".

Publié le 05/03/20 12:56

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