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Dans un contexte de recul des financements extérieurs, la Banque africaine de développement (BAD) appelle à une mobilisation accrue du capital africain. Malinne Blomberg, Directrice générale adjointe pour l'Afrique du Nord, revient sur les enjeux de cette stratégie pour la Tunisie : valorisation des ressources locales, investissements ciblés, partenariats public-privé et intégration régionale. Un cap clair vers une croissance inclusive, durable et souveraine.
Madame Blomberg, comment la Banque voit-elle le rôle du capital africain dans le développement économique du continent, et plus particulièrement en Tunisie ?
Le capital africain – humain, naturel, financier et entrepreneurial – est essentiel pour assurer une véritable transformation durable et inclusive du continent. Face au recul progressif des financements extérieurs et à la volatilité des aides publiques internationales, l'Afrique doit miser sur ses propres ressources pour financer sa croissance et renforcer sa résilience.
Selon les prévisions pour 2025, 12 des 20 pays affichant les taux de croissance les plus élevés au monde se trouvent en Afrique, offrant ainsi de vastes opportunités d'investissement et de commerce, particulièrement pour les pays africains tels que la Tunisie, qui peuvent ainsi renforcer l'intégration économique du continent.
Chaque année, près de 587 milliards de dollars quittent l'Afrique sous forme de flux financiers illicites, corruption et évasion fiscale. Ce montant excède largement les entrées cumulées provenant de l'aide internationale, des investissements directs étrangers et des transferts de la diaspora, qui plafonnent à environ 200 milliards. Autrement dit, l'Afrique est paradoxalement créancière nette du reste du monde.
La stratégie de la Banque repose ainsi sur trois axes fondamentaux : enrayer ces pertes massives de ressources, accroître la mobilisation des capitaux domestiques (fiscalité équitable, épargne locale, formalisation économique) et optimiser l'efficacité des dépenses publiques. La Tunisie illustre parfaitement cette approche, avec son formidable potentiel humain, une diaspora engagée, et un fort potentiel dans les énergies renouvelables.
Afin de réaliser pleinement ce potentiel, la Tunisie peut capitaliser sur ses talents locaux en créant des opportunités qui encouragent leur épanouissement dans le pays, mobiliser sa diaspora engagée, accélérer ses investissements productifs et poursuivre le renforcement de sa gouvernance.
La Tunisie pourrait avantageusement élargir son assiette fiscale, canaliser les transferts de la diaspora vers des investissements productifs (notamment via des obligations spécifiques), et continuer à renforcer la gouvernance et l'environnement des entreprises pour attirer durablement les investisseurs. Ainsi, le capital africain – et plus spécifiquement Tunisien - n'est pas qu'un levier financier, c'est un vecteur puissant d'innovation, de transformation socio-économique durable et de souveraineté.
La Banque est active dans plusieurs pays. Qu'est-ce qui distingue le cas tunisien dans votre stratégie régionale ?
La Tunisie est un partenaire stratégique central dans notre vision pour l'Afrique du Nord et pour l'intégration du continent. Le pays possède des atouts uniques : stabilité institutionnelle, excellence de son capital humain et infrastructures de base, et une position géographique privilégiée reliant l'Europe, le Maghreb et l'Afrique subsaharienne.
La Tunisie bénéficie d'un écosystème dynamique de PME intégrées dans les chaînes de valeur internationales, d'un secteur numérique en pleine croissance et manifeste une volonté affirmée de jouer un rôle moteur régional via la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf). Cependant, des défis subsistent : faible croissance économique, chômage élevé chez les jeunes diplômés, contraintes budgétaires et accès limité aux financements externes.
La Tunisie se distingue par ailleurs en contribuant au développement d'autres pays du continent, notamment à travers le partage de ses connaissances et de son expertise, en étroite collaboration avec la Banque.
Quels sont, selon vous, les secteurs porteurs pour accélérer le développement économique de la Tunisie dans les années à venir ?
En étroite collaboration avec les autorités tunisiennes, nous avons analysé en profondeur les opportunités majeures en Tunisie et, en tenant compte des avantages comparatifs du pays, ciblé plusieurs secteurs prioritaires pour lesquels une approche axée sur le développement de chaînes de valeur permettra de générer un impact significatif et durable sur l'économie et l'emploi tunisiens :
Nous misons également des secteurs émergents ou la Tunisie pourrait investir dans le cadre de sa stratégie d'industrialisation, en vue de créer de l'emploi qualifié, répondre aux besoins nationaux, et de booster les exportations :
Ces secteurs sont capables de propulser la Tunisie comme un leader régional en matière de croissance inclusive, durable et innovante.
Quels sont les principaux domaines d'investissement de la Banque en Tunisie aujourd'hui et comment choisissez-vous les projets à financer ?
La Tunisie compte parmi les plus grands portefeuilles de la Banque. Notre portefeuille actuel comprend 34 opérations représentant un engagement de 1,7 milliard d'euros, dans plusieurs secteurs stratégiques, avec une concentration sur les infrastructures, l'eau, l'agriculture, l'énergie et le développement social.
Transports : Dans le secteur routier, l'appui de la Banque a permis la modernisation de plus de 70% du réseau routier revêtu classé en Tunisie, avec la réhabilitation de 4 000 km de routes, la construction de plus de 100 km d'autoroutes et de 1 100 km de pistes agricoles. Le chantier emblématique du Pont de Bizerte est également en cours. Ces investissements visent à désenclaver les régions intérieures et à renforcer la compétitivité logistique du pays.
Eau et assainissement : Les projets appuyés dans ce domaine bénéficient à près d'un million de personnes vivant en zones rurales défavorisées. Ils comprennent la modernisation de 35 stations d'épuration et de pompage, contribuant ainsi à accroître la réutilisation des eaux usées traitées à des fins agricoles.
Agriculture : Nous accompagnons la structuration des chaînes de valeur agricoles, notamment dans les filières des céréales et de l'huile d'olive. Le financement a également contribué à plus de 3000 ha de périmètre irrigué et 160 km de pistes rurales. Ces efforts visent à améliorer la productivité, la résilience du secteur et à renforcer la sécurité alimentaire.
Énergie : Pour améliorer l'accès à l'électricité, la Banque contribue au financement des infrastructures de transmission et de distribution d'énergie électrique et gazière. Dans le cadre de la transition énergétique, nous avons co-financé le premier partenariat public-privé d'envergure en Tunisie pour la production d'énergie solaire photovoltaïque (100 MW) à Kairouan.
Capital humain : Notre soutien dans ce secteur a permis d'accompagner plus de 300 entrepreneurs à travers le projet Souk At-tanmia, en appui aux politiques nationales pour l'emploi. Le programme Compétitivité des TPMEs et l'Autonomisation des Populations par la Création d'Emplois (CAP Emploi), vise à soutenir 13 000 entrepreneurs d'ici 2028. La Banque a également contribué à la digitalisation de plus de 400 établissements scolaires et à l'acquisition de 2 000 classes mobiles, rendant l'éducation plus inclusive et accessible.
Nos choix d'investissement sont basés sur les priorités nationales en dialogue avec le gouvernement. Nos interventions s'inscrivent dans le cadre du Document de stratégie pays 2024–2029 de la Banque, en parfaite cohérence avec la Vision Tunisie 2035. Nous privilégions des projets à fort impact, en particulier dans deux domaines clés : la résilience climatique et la compétitivité économique. Des priorités transversales comme la croissance verte, la digitalisation, la transition énergétique et l'égalité de genre sont également intégrées à l'ensemble de nos interventions.
La Banque favorise-t-elle les partenariats public-privé (PPP) en Tunisie ? Si oui, dans quels secteurs ces collaborations sont-elles les plus prometteuses ?
Effectivement, les PPP constituent un levier essentiel pour financer des projets d'infrastructures, notamment en réduisant les dépenses publiques et en attirant des investissements privés supplémentaires. Ils facilitent souvent l'adoption de technologies innovantes et peuvent améliorer la prestation des services publics.
Cependant, ces partenariats sont généralement complexes et nécessitant une structuration rigoureuse, Depuis plusieurs années, la Banque accompagne activement la Tunisie dans la mise en place d'un cadre réglementaire et opérationnel attractif afin d'accélérer la réalisation d'investissements structurants, en particulier dans un contexte de contraintes budgétaires. À cet effet, nous disposons d'un ensemble d'instruments adaptés aux besoins spécifiques des pays.
Selon nos analyses et expériences, les secteurs prioritaires pour les PPP sont notamment : Énergies renouvelables, exemple du succès de la centrale photovoltaïque PPP à Kairouan ; Eau et assainissement, gestion intégrée des déchets ; Transports, notamment infrastructures portuaires ; Parcs industriels et zones économiques spéciales : intégration dans les chaînes de valeur régionales.
Notre ambition est de contribuer à l'industrialisation compétitive, durable et inclusive de la Tunisie, avec une intégration accrue dans les chaînes de valeur africaines.
Quel message aimeriez-vous adresser aux décideurs, investisseurs et jeunes Tunisiens sur la manière de tirer parti du capital africain pour construire un avenir plus prospère ?
L'avenir de l'Afrique passe par ses propres ressources. Elle doit libérer ses propres forces - humaines, entrepreneuriales et institutionnelles. La Tunisie dispose d'atouts exceptionnels pour jouer un rôle leader en Afrique, en construisant une prospérité durable, pleinement ancrée dans l'avenir du continent.
Aux décideurs publics : favorisez et facilitez l'accès au financement export, facilitez l'accès des entreprises aux marchés africains et stimulez des partenariats stratégiques Sud-Sud.
Aux investisseurs : l'Afrique offre des perspectives dynamiques et prometteuses. La Tunisie est idéalement placée pour devenir une plateforme d'innovation et de production à forte valeur ajoutée pour le continent, portée par ses talents, ses champions industriels et ses start-ups innovantes.
Aux jeunes Tunisiens : saisissez les opportunités, formez-vous, entreprenez, et tournez-vous vers le continent africain. Le capital africain, c'est avant tout votre créativité, votre audace et votre énergie.
Propos recueillis par Omar El Oudi
Publié le 26/05/25 11:19
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