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Depuis l'année 2000 et avec la promulgation de la Loi n° 2000-83, la Tunisie s'est dotée d'un cadre juridique complet et révolutionnaire (à l'époque) qui reconnait la signature électronique. Cette technologie qui date maintenant de plusieurs dizaines d'années, est un prérequis pour tout service en ligne.
Services gouvernementaux (soumissions en ligne, attestations, interopérabilité…) ou privés (banques, assurances…), la signature électronique offre une digitalisation du processus de bout en bout tout en assurant l'intégrité et l'authenticité des données et des acteurs.
En lisant ce premier paragraphe, on peut en déduire que notre pays bénéficie d'une avance considérable dans la digitalisation, que la signature sur papier n'est plus exigée et que la plupart des services sont offerts en ligne. Alors que, malheureusement, la réalité est toute autre.
En effet, bien que plusieurs services soient effectivement digitalisés avec la signature électronique depuis plusieurs années à l'instar des services TTN, CNSS, télédéclaration, TUNEPS …, nous sommes loin de la vulgarisation, même partielle, de l'usage de la signature électronique. Cet article essaiera de décortiquer les principaux acteurs et établir un état des lieux de la signature électronique en Tunisie.
L'acteur principal en charge de la certification et la signature électronique en Tunisie est l'ANCE (Agence Nationale de Certification Électronique) ou TunTrust. L'ANCE est une entreprise publique à caractère non administratif dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière créée en vertu de la Loi n°2000-83 et placée sous la tutelle du ministère chargé des Technologies de la Communication.
Les principales missions de l'ANCE sont selon ladite loi est l'octroi de l'autorisation d'exercice de l'activité de certification et le contrôle du respect par les fournisseurs de services de certification de la réglementation en vigueur.
L'ANCE a lancé sur le marché plusieurs solutions pour équiper les citoyens/clients/entreprises de certificats de signature électronique. La dernière en date est DigiGO, lancée depuis 2020. L'ANCE a fait également embarquer avec le lancement de DigiGO plusieurs sociétés de services privées en tant qu'intermédiaires " Autorité d'Enregistrement Délégué " pour revendre les services de l'ANCE.
Malgré cela le constat reste très mitigé. Selon le site du ministère des Technologies de la Communication, le nombre de certificats valides est même en baisse depuis 4 ans. Quant à l'usage de DigiGO dans le secteur privé, le constat est également très maigre. Peu d'opérateurs sont en train de l'utiliser concrètement dans les services en ligne. Les principales raisons seraient l'instabilité technique de DigiGO (plusieurs arrêts) et surtout l'incapacité humaine de l'ANCE de répondre à tous les besoins publics et privés pour l'intégration et l'utilisation de ce service.
Un autre service fourni par l'ANCE : l'émission des certificats SSL (serveurs). Selon le même site du ministère, le nombre de certificats serveurs émis par l'ANCE est également en baisse et n'a pas dépassé les 90 certificats en 2022 ! Fait ironique, les certificats SSL du site de l'ANCE elle-même et de ceux de la plupart des ministères ne font pas partie de ces 90 certificats parce qu'ils sont acquis auprès d'une autorité de certification étrangère !
L'usage des certificats de l'ANCE reste donc très faible et bizarrement en baisse même sur les années " COVID " où ce marché a explosé dans le monde. Pourtant, l'ANCE a investi des millions de dinars pour se faire auditer à l'international (ETSI et WebTrust). Les annonces de l'obtention de ces certifications ont toujours été annoncé en grandes pompes par l'ANCE et spécialement par l'ancienne directrice générale de l'ANCE.
Récemment, le ministère des Technologies et de la Communication a annoncé la nouvelle plateforme Mobile-ID. Il s'agit d'une nouvelle identité digitale lancée en parallèle avec le certificat DigiGO et qui sera utilisée pour divers services. Mobile-ID fait déjà mieux que DigiGO avec plus de 51.000 identités émises en un an.
Cependant, l'usage reste très limité avec en tout 16 documents signés ! Le ministère semble avoir sa propre stratégie de développement des services de confiance avec des investissements supplémentaires avec un nouvel appel d'offres d'acquisition de matériels en 2022.
L'impact de MobileID n'est malheureusement pas encore connu sur l'écosystème. Le ministère a fait quelques ateliers de présentation à certains secteurs les laissant sur leur faim quant à la généralisation de l'usage de cette identité. Aussi, MobileID ne semble pas impliquer l'écosystème des sociétés de services ou des startups comme l'ANCE l'a fait avec DigiGO. Bien au contraire, le lancement de MobileID en parallèle avec DigiGO a laissé les acteurs privés dans la confusion ne sachant plus s'il faut continuer à intégrer DigiGO ou tout arrêter…
L'Etat a investi des dizaines de millions de dinars sur plusieurs années pour acquérir des solutions, réaliser des audits internationaux et des études stratégique. D'un autre côté, les services de confiance électronique de base comme la signature électronique sont absents du quotidien des Tunisiens, le nombre de certificats de signature électronique est en baisse, le nombre de certificats serveurs est insignifiant alors qu'aucun développement d'un écosystème local pour ces services à valeur ajouté n'a été réalisé.
L'absence d'acteurs technologiques locaux pose question !
A cet égard, l'absence d'acteurs technologiques locaux pose question. Pourtant, le cadre juridique permettait aux opérateurs privés l'exercice de l'activité de certification sur la base d'un cahier des charges publié depuis 2001 ! La loi qui a créé l'ANCE stipule même, comme première mission, l' " Octroi de l'autorisation d'exercice de l'activité de FSCE (Fournisseurs de Services de Certification Électronique) ".
L'ANCE devient un acteur commercial sur le marché !
Pourquoi l'ANCE n'a octroyé aucune autorisation depuis 20 ans ? La réponse est très simple. L'ANCE, qui est devenue maintenant un acteur commercial sur le marché, est également l'autorité responsable de l'octroi d'autorisation à " ses concurrents " pour exercer. En investissant lourdement dans l'acquisition de solutions et dans des audits extrêmement coûteux, l'ANCE ne se laissera pas facilement faire pour octroyer l'autorisation à un potentiel concurrent !
Pourtant, le marché en a besoin ! Une seule agence publique ne peut, même si elle acquiert la solution la plus complète et chère du monde, gérer les demandes à la fois du secteur public et le secteur privé. Elle ne pourra suivre l'évolution des technologies ni s'adapter à différents secteurs d'activité. Les expériences dans la région ne manquent pas.
Dans la rive nord, un marché énorme avec des dizaines d'opérateurs de certification. En Afrique aussi : au Maroc le marché est en effervescence depuis que les fournisseurs privés avaient eu cette possibilité. Depuis, il y a au moins deux opérateurs de certification privés. En côte d'ivoire aussi dont le cadre juridique date de moins de 10 ans avec 3 opérateurs de certification privés.
Chez nous, malheureusement, malgré les lourds investissements déjà jetés par la fenêtre, le ministère semble, quand même, continuer d'aller dans la même direction avec une nouvelle marque et de nouvelles acquisitions qui vont nécessiter de nouveaux investissements. Cela tout en gardant la porte fermée devant les potentiels fournisseurs privés. Même les sociétés ou startups, qui ont essayé de profiter du peu d'ouverture accordé par l'ANCE avec DigiGO, ont dû fermer complètement ou passer à autre chose.
Tout le monde a suivi le périple d'une de ces startups qui a investi lourdement pendant plusieurs années et qui a déposé plusieurs dossiers, tous refusés, malgré l'expertise prouvée de ses dirigeants, la certification et la reconnaissance internationale.
En conclusion, un cadre juridique en avance (20 ans avant presque tout le monde), beaucoup d'argent public dépensé sur divers projets contre un usage très faible voire inexistant et un marché fermé aux opérateurs locaux privés en contradiction avec les dispositions de la loi en vigueur et la volonté exprimé par plusieurs acteurs technologiques. Une histoire qui se répète sur divers secteurs et pas que le numérique.
L'Etat qui est en train de combattre le monopole illégal et capricieux dans plusieurs secteurs qui impactent la vie du Tunisien, devra également s'attaquer à ce monopole imposé par l'ANCE. Le numérique est aujourd'hui aussi important que le " pain " pour le Tunisien et pour l'économie de notre pays.
©IlBoursa.com
Publié le 29/09/23 12:45
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