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Ahmed El Karm : "Il en va de notre survie de supprimer ce qui reste du contrôle de change"

Par La rédaction, le 11/02/2016

tunis bourse

Le climat d'investissement prévalant actuellement en Tunisie, la convertibilité du dinar, la restructuration du secteur bancaire, l'impact de la crise immobilière sur ce dernier, ... et autant de questions, d'actualité brûlante, qui suscitent une analyse profonde.

Dans cet entretien accordé à Ilboursa, M. Ahmed El Karm, ancien chef de cabinet du Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie et président du directoire de l'AMEN Bank appartenant au groupe détenu par la famille Ben Yedder, évoque ces questions et donne un point de vue éclairé sur ces problèmes qui entravent la croissance économique du pays.

Interview. 

L’Amen Bank a été très agressive ces dernières années en termes de collecte de dépôts et d’octroi de crédits, ce qui lui a permis de devenir la deuxième banque privée en Tunisie au niveau du total bilan et de dépôts et la première banque privée en termes de crédits.  Cette stratégie n’a-t-elle pas pesé sur les coûts des dépôts de la banque et par conséquent sur sa marge d’intermédiation financière ?    

C'est une relation automatique ! Lorsqu'on fait une croissance relativement exceptionnelle pour pouvoir gagner des parts de marché, inévitablement s'exercent des pressions sur le coût des ressources. Nous étions conscients de cette évolution et nous nous sommes organisés pour la gérer convenablement et la preuve c'est que les résultats ont suivi l'augmentation de l'activité d’Amen Bank.

Maintenant, nous considérons qu'il est temps de donner la priorité à la consolidation des acquis réalisés surtout que la conjoncture n'est pas propice à une prise des risques bancaires. Nous essaierons donc de prendre un peu de recul pour gérer d'une manière plus engageante la question du coût des ressources afin d’augmenter davantage la marge d'intérêts et réduire l'effet négatif des charges financières sur les produits nets bancaires.

Au niveau des crédits, l’AMEN BANK est, semble-t-il, fortement exposée au secteur immobilier (crédits habitat et promotion immobilière). Aujourd’hui, ce secteur connait des difficultés de vente du neuf, cela risque-t-il de se répercuter négativement sur la banque ?    

Amen Bank a un bon positionnement en termes de financement de l'immobilier. C'était une orientation qui a permis de développer d'une manière importante les revenus tirés de ce secteur tout en augmentant sainement les actifs de la banque. Actuellement, certaines voix parlent d'une crise du secteur de l'immobilier. Personnellement, je ne vois pas cette crise. Je considère que pour un pays comme la Tunisie, dont le stock de logements s'élève à 3,3 millions d'unités, construire 8.000 logements en 2014 est réellement ridicule. Avec cette augmentation de 0,3%, on ne peut pas parler de crise surtout que d'habitude, dans les années 2000 et même avant, la Tunisie arrivait à réaliser entre 25.000 et 30.000 logements par an.

Je pense qu'il s'agit plutôt d'un problème d'inadéquation entre l'augmentation du coût de la construction, donc des logements, et l'évolution des revenus des ménages principalement de la classe moyenne. Cette problématique doit être traitée par des mesures structurelles touchant l’accès aux terrains à des prix abordables, les types de matériaux de construction utilisés, encore très archaïques et couteux, la révision des superficies des appartements en réduisant le gaspillage des espaces et améliorant la fonctionnalité des logements, etc … 

Mais, l’urgence est de prendre immédiatement des mesures efficaces qui feront que la crise latente d'invendus se transforme en une crise inverse. 

J'ai discuté de cela avec des promoteurs immobiliers et les autorités concernées et j'ai suggéré un plan d'actions en quatre mesures phares associant toutes les parties concernées par la promotion et le développement du secteur. 

Primo, ça part d'un constat que le Tunisien est clairvoyant. Il considère que la crise de l’économie tunisienne, qui perdure, finira par impacter fortement les prix. Les ménages sont en train d’anticiper une baisse des prix des logements et reportent à plus tard leurs achats. Pour contrer cette démarche, les promoteurs immobiliers gagneraient à annoncer, à travers une grande campagne de communication, des baisses des prix à accorder aux clients qui accepteraient d’acheter des logements ou des immeubles dans une période assez rapprochée. Cela, permettra de créer une nouvelle dynamique  puisque certains clients pourraient préférer profiter de cette offre promotionnelle pour concrétiser leurs options d’achat.

Secundo, j'ai proposé de revoir le schéma de financement des logements. Je suggère ainsi de réduire le taux d'autofinancement qui est actuellement de 30% et d'allonger la période des crédits jusqu'à 30 ans. Cette mesure ouvrira l’accès au logement à une frange plus importante de ménages en réduisant les montants des ponctions  qu’exercent les échéances de crédit sur leurs revenus. Par ailleurs, l’augmentation induite des financements bancaires n’engendrera qu’un risque supplémentaire maitrisé en considération de la valeur des immeubles et de l’attachement qu’accorde le Tunisien à assurer l’intégrité de la propriété de son logement.

Tertio, la réglementation  subordonnant l'achat d'un logement par un étranger à un accord préalable du gouverneur date de la fin de 1950. Et puisque nous accueillons des milliers de Libyens qui ont préféré s’installer chez nous avec leurs familles, je propose de leur permettre, ainsi qu’aux autres étrangers intéressés par la Tunisie de pouvoir acheter un logement sans aucune autorisation administrative préalable. Cette mesure pourrait ne concerner, dans une première étape, que les logements d’une valeur dépassant les 400 mille dinars et plus. Cela permettra d’exclure la concurrence étrangère du marché des logements d’un coût modéré qui, de ce fait, seront réservés exclusivement aux Tunisiens.

Quarto, l’administration doit assumer sa responsabilité en dotant le marché des compteurs permettant la connexion au réseau électrique et au réseau d’eau potable. Elle doit mettre en application la décision prise dernièrement par le Président du Gouvernement donnant à l’administration un délai maximum d’un mois pour répondre aux requêtes des citoyens et des entreprises. Cela suppose, entre autres, une réponse prompte aux demandes de recollement permettant aux promoteurs d’encaisser le reliquat des prix des nombreux logements déjà vendus.

Comme vous le constatez, nous sommes en train de fabriquer une nouvelle crise qui, si elle ne trouve pas de solution urgente, va s’ajouter à celles de l’exportation et du tourisme. Avec des mesures simples, il demeure possible de changer la perception du marché et faire du secteur de la promotion immobilière un vecteur de croissance drainant dans sa dynamique d’autres secteurs d'activité économique.

Réellement, nous n'avons pas d'angoisse particulière quant à la promotion immobilière. Nous sommes convaincus que les pouvoirs publics et la profession seront suffisamment responsables pour prendre et d’urgence les mesures qui s’imposent. Le secteur peut aussi renaitre rapidement et retrouver le rythme intensif de création de logement tant souhaité par le Tunisien pour lequel le logement continue à être un investissement prioritaire et stratégique. 

Mis à part l’immobilier et l’industriel, quels sont les nouveaux secteurs sur lesquels l’Amen Bank compte se positionner ?

On est obligatoirement à la recherche de nouvelles opportunités. Juste pour mémoire, quand l’Amen Bank a commencé à développer l'immobilier, il n'avait que la Banque de l'Habitat qui le faisait. Actuellement, l'encours de nos crédits immobiliers est parmi les premiers du secteur bancaire. De même, nous étions les premiers à développer le secteur de la santé privée. Donc, notre sort est d'être toujours des pionniers !

Nous avons également, dans une stratégie convenablement identifiée, retenu de contribuer au financement des secteurs porteurs dans l'avenir. Ces secteurs sont forcément liés aux services d'intelligence, en l'occurrence de l'éducation privée, la santé, la biotechnologie, l’économie numérique avec ses différentes inclinaisons :  Big Data, robotisation, cloud, télécoms, internet. Ce sont ces secteurs qui portent  la croissance à l'échelle mondiale. La Tunisie gagnerait à s'y positionner fortement et courageusement pour parvenir à asseoir son développement sur des bases solides  garantissant une croissance pérenne, créatrice d’emplois nouveaux et durables. 

En juin 2013, l’AMEN BANK a réalisé une augmentation de capital en numéraire de 12,22 MDT qui a été réservée à la SFI, filiale de la Banque mondiale. Quelle valeur ajoutée a-t-elle apporté cette entrée dans le capital pour l’Amen Bank ?    

Il faut dire que le deal avec la Société Financière Internationale (SFI) a été conclu en 2013 à un moment difficile et dans une conjoncture économique et sociale défavorable. De plus, la filiale de la Banque mondiale est entrée dans le capital de l'AMEN BANK au cours en Bourse et aux conditions du marché.

Vous savez que la SFI n'a pas développé de fortes interventions en Tunisie du temps de l'ancien régime, pour des raisons qui sont compréhensibles. Maintenant, sa stratégie est de rattraper ce retard. Nous avons pensé qu'on peut accompagner la SFI dans son désir d'investir en Tunisie. La collaboration qui s’est installée commence à se concrétiser et à produire ses fruits.

D'autre part, nous voulions que la SFI nous aide dans la restructuration du process de financement. Nous avons construit un plan structurel avec la SFI qui touche trois aspects essentiels : le renforcement de la bonne gouvernance, la consolidation des activités d'audit et de contrôle, et la mise en place d'un système exhaustif et moderne de gestion des risques. Ce dernier, a été conduit par des cadres de l’Amen Bank épaulés par des cabinets internationaux choisis en commun avec la SFI. Cette collaboration a donné des résultats probants qui apparaissent à travers l’installation d’une forte direction des risques qui joue maintenant un rôle moteur et déterminent en termes d'évaluation des risques de marché, des risques de crédits et des risques opérationnels.

Dans ce cadre, je tiens à mentionner  qu’AMEN BANK  respecte  l'ensemble des règles édictées par la Banque Centrale en matière de contrôle prudentiel. De plus, les bailleurs de fonds internationaux présents dans le capital ou se présentant comme créanciers d’Amen Bank, ont des règles prudentielles plus contraignantes  que nous tenons à appliquer pour garantir une plus grande solidité de la banque.

Le partenariat avec la SFI concerne  également l'un des axes de développement d’Amen Bank et du groupe Amen en général, à savoir se positionner fortement dans le continent africain. Et la SFI est déjà présente dans les pays africains et elle s’y positionne comme un partenaire stratégique. Elle apporte aussi au groupe Amen le soutien nécessaire pour pouvoir s'implanter notamment dans les pays de l'Afrique subsaharienne. 

Les banques tunisiennes ont un retard considérable en termes de positionnement sur l’Afrique, principalement face aux banques marocaines, comment pouvez-vous expliquer cela 

Je pense qu'il y a quelques raisons objectives. Tout d'abord, le marché tunisien était un marché porteur avec une croissance forte et stable ce qui n’a pas poussé les banques à attaquer les marchés extérieurs. Maintenant la donne est en train de changer. Le marché local est devenu plus difficile. La concurrence s’est exacerbée et les marges enregistrent une forte tendance baissière. Pour maintenir leurs indicateurs de performance, les banques sont en train de chercher d’autres sentiers de croissance en diversifiant leurs métiers et en étendant leur présence dans les zones de proximité de la Tunisie.  

En outre, il faut dire que la taille des banques, somme toute réduite, ne facilite pas une stratégie d’expansion géographique qui nécessite la mobilisation  d’importants capitaux propres.

Par ailleurs, les banques tunisiennes n’ont pas été servies d'une volonté politique affirmée comme c’est le cas pour les banques marocaines. Ces dernières ont pu attaquer le marché africain dans le sillage d’une stratégie nationale globale mettant tous les moyens pour exercer un rôle dynamique et significatif dans ce marché africain.

Ainsi, le marché africain s'est ouvert facilement aux banques marocaines disposant d’un appui politique confirmé et réel de la part de leurs autorités. J'ai écrit et dit très fort que l'Afrique est l'avenir de la Tunisie. Beaucoup de responsables et d’opérateurs le pensent mais les réalisations tardent à venir.

Certains évoquent les risques élevés du marché africain. C’est vrai, mais la situation est en train de s’améliorer. Les fonds d'investissements réalisent leurs plus grands retours sur investissement en Afrique. Si les opérations sont ciblées convenablement, le marché africain deviendrait très porteur. Il faut juste avoir une stratégie nationale efficace et un peu d'audace de la part des opérateurs.

La loi de restructuration du secteur bancaire devrait passer prochainement devant l’ARP, quels  sont selon vous les principaux axes qui doivent être mis en place pour restructurer ce secteur ?    

Le secteur bancaire tunisien est, à mon sens, une réalisation majeure du pays. D'ailleurs, si vous posez la question aux hommes d'affaires qui sont actuellement en exercice, ils vous diront que les banques sont pour beaucoup dans leur réussite et le développement de leurs affaires.

De plus, les banques tunisiennes sont un réservoir d'intelligence. Je prends par exemple le cas d'Amen Bank au sein de laquelle évoluent près de 500 diplômés de l’enseignement supérieur, soit 45% de l’effectif total. Il faut savoir utiliser et orienter cette concentration  d'intelligence.

Or, pour que cette force se performe, elle a besoin de liberté. Cette dernière ne peut s’accommoder  d’aucun contrôle préalable.

Je suis tout à fait d'accord pour un contrôle rigoureux à posteriori et pour fixer les règles de jeu dans des cahiers de charges intelligemment conçus, mais il est impératif de supprimer toute autorisation préalable de l’activité bancaire qu’elle prenne la forme d’un contrôle de change ou d’un contrôle de l’exercice des métiers bancaires.

Les banques ont besoin également d’un environnement bienveillant qui les aide à exercer  leur mission. Je cite, à titre d’exemple, notamment deux aspects essentiels. Le premier se réfère à l'appareil judiciaire qui assume une responsabilité majeure dans la protection des créanciers. Malheureusement, la justice n’a pas les moyens pour pouvoir régler les litiges dans le minimum des délais. Il devient urgent de renforcer l'appareil judiciaire en termes d'efficacité et de rapidité pour que les banques continuent à exercer leur activité avec enthousiasme et  volontarisme et en toute sécurité.

Le second aspect est relatif à la question de cadastre. L'essentiel de terres en Tunisie n'est pas doté de titres fonciers, élément essentiel pour accéder aux crédits bancaires. Pourquoi ne pas donner à chaque Tunisien un titre de propriété qui matérialise sa propriété. Cette mesure peut, à elle seule, contribuer au développement des transactions économiques et facilitera énormément l’accès au crédit  bancaire et partant la capacité de réalisation des projets et la création d’emplois.

Dans ce contexte économique difficile, la convertibilité du dinar est-elle possible ?

Il faut démystifier cette question de convertibilité du dinar. Ce n’est ni une panacée ni un rêve utopique. Tout d'abord, une monnaie convertible est une monnaie qui circule librement, donc qui ne s’accommode  pas d’un contrôle de change titillant. D'ailleurs, l’objectif ultime de la convertibilité est de satisfaire un besoin légitime d’efficacité économique en permettant aux agents économiques  d’arbitrer judicieusement entre les différents choix pouvant s’exercer en Tunisie ou à l’étranger. Il faut donner à l’entreprise tunisienne les mêmes armes que ses concurrentes internationales. Sans cela, il devient difficile de pouvoir développer durablement les exportations des biens et services.

Si une entreprise tunisienne ne dispose pas des mêmes atouts qu'une concurrente étrangère, elle ne pourra jamais se positionner durablement notamment en Afrique. Si elle est soumise à de lourds contrôles de change pour envoyer ses cadres ou mobiliser les capitaux nécessaires pour répondre aux appels d’offres en Afrique, elle ne peut pas être performante et efficace.

Donc il en va de notre survie et du développement de nos exportations de biens et de services de supprimer ce qui reste du contrôle de change entravant la totale liberté des opérations courantes. 

Il n’est pas inutile de rappeler que le contrôle de change a été dressé pour éviter la fuite des capitaux alors que ceux-ci fuient dans des proportions toujours plus importantes. Il a été également conçu pour contrer le marché parallèle alors que ce dernier représente actuellement 50% de l'économie tunisienne. Cet instrument s’est avéré largement improductif, inefficace voire même contre-productif puisqu’il ne fait qu’handicaper les entreprises et acteurs organisés et transparents.

La convertibilité du dinar devrait, dans tous les cas, être accompagnée d'un plan d'ajustement. Il faudrait qu’elle se présente comme un instrument facilitant la croissance, la productivité et la maitrise de l’inflation. La réussite de la convertibilité totale est largement tributaire de l’étendu des réformes devant métamorphoser la sphère réelle de l’économie. 

La conjoncture économique internationale est assez tendue en ce moment et nous nous situons entre deux pays dont la principale ressource est le pétrole. Est ce que ceci pourrait-il fragiliser la Tunisie ? 

Fort heureusement, la Tunisie est un petit pays. Equilibrer notre balance courante est une affaire de volontarisme. L'intelligence tunisienne peut transformer cette crise en autant d’opportunités. Les marchés sont là et nos besoins ne sont pas énormes. Il faut de l'audace et de l’ambition et, surtout, il faut se mettre au travail. 

Pour conclure, quels sont aujourd’hui les principaux défis du Groupe Amen ? 

Puisque la Tunisie, notre pays, est l’espace qui nous a permis de se développer, on compte toujours y être un acteur majeur et continuer à financer les investissements et accompagner financièrement et efficacement les entreprises et les particuliers.

Ainsi, nous serons très proches de tous ceux qui ont besoin de nous pour des financements, du conseil, d'assistance et d'appui. Tout cela ne peut se faire efficacement qu'à travers une abnégation  au travail et, surtout, une maîtrise intelligente de nouvelles technologies de pointe à forte valeur ajoutée.



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